Trouvons des accords, pas des compromis

Feb 18, 2023
Trouvons des accords, pas des compromis - Aurélien Daudet

Cette semaine j’ai eu deux fois l’occasion d’évoquer le sujet de la négociation, une première fois dans un groupe et une seconde au cours d’un entretien individuel. L’occasion de remettre gaiement en question le « win-win »…

Cette semaine j’ai eu deux fois l’occasion d’évoquer le sujet de la négociation, une première fois dans un groupe et une seconde au cours d’un entretien individuel. L’occasion de remettre gaiement en question le « win-win »…

C’est l’une des expressions les plus classiques en entreprise. Confrontées à une difficulté, deux parties décident de négocier, pour trouver une solution qui soit « gagnant-gagnant », ou « win-win ». Problème, la symétrie de la formule implique souvent dans nos esprits cartésiens une sorte d’équilibre, de juste milieu.  

Je propose souvent aux gens avec qui je travaille l’exemple suivant : « imaginez que vous voulez me vendre quelque chose pour 10 euros, et que je veuille vous l’acheter pour 8. Quelle serait la solution ‘win-win’ ? » J’ai toujours eu la même réponse, souvent du tac-au-tac : « 9 euros ». Cela semble logique non ? Chacun doit faire une concession juste, donc faisons chacun la moitié du chemin et tout ira bien.

Problème : cela ne fonctionne quasiment jamais.

En cherchant à équilibrer les deux côtés de la balance, on risque d’avoir deux parties insatisfaites. Si ça se trouve nous allons effectivement nous entendre sur 9 euros, mais comme nous ne serons pas complètement ok avec cette solution, elle ne sera pas durable. La prochaine fois, tout sera à refaire. Nous nous remettrons à la table des négociations, et cette fois nous allons cacher notre prix, en donner un beaucoup plus élevé ou beaucoup plus bas, et chercher à nous rapprocher pas à pas. Conséquence évidente : beaucoup de temps et d’énergie perdus. Et de nouveau des solutions instables.

 

« Il faut trouver un compromis »

 

Chris Voss est l’ancien patron des négociations internationales en matière de prises d’otages au FBI. Dans son best-seller Never split the difference[1], il martèle : « don’t compromise ». Selon lui, « l’état d’esprit gagnant-gagnant prôné par tant d’experts en négociation est généralement inefficace et souvent désastreux. Au mieux, il ne satisfait aucune des parties. Et si vous l’employez avec un homologue qui a une approche gagnant-perdant, vous vous exposez à vous faire escroquer. » Il insiste : « un compromis est souvent un mauvais accord, et aucun accord est mieux qu’un mauvais accord ».  

Il donne une image frappante : « une femme veut que son mari porte des chaussures noires avec son costume. Son mari ne veut pas, il préfère les chaussures marron. Que font-ils ? Ils font un compromis, ils se retrouvent à mi-chemin. Et, vous l’avez deviné, il met une chaussure noire et une chaussure marron. Est-ce le meilleur résultat ? Non ! En fait, c’est le pire résultat possible. N’importe quel autre choix – noir ou marron – serait meilleur que le compromis. La prochaine fois que vous voudrez faire un compromis, souvenez-vous de ces chaussures dépareillées. »

Je crois qu’au fond nous savons que le « compromis » n’est pas une bonne solution. Regardez (ou imaginez) une personne qui prononce cette phrase : « il faut trouver un compromis / nous allons trouver un compromis. » Son visage est toujours sérieux, concentré, parfois même sévère ! Jamais je n’ai vu quelqu’un parler d’un compromis en souriant, ça n’est pas un mot joyeux.

Pas étonnant quand on regarde son origine : « arrangement dans lequel on se fait des concessions mutuelles », dit le Littré. Ces concessions (souvent définies comme nécessaires– quelle tristesse !) sont autant de renoncements… et donc de frustrations potentielles. Le Littré donne d’ailleurs dans sa définition de compromis des exemples peu encourageants, tels que « cote (mal taillée) », ou « compromis branlant, chancelant ». Et le dictionnaire propose la citation de Bernanos dans Les grands cimetières sous la lune : « Qui part d’une équivoque ne peut aboutir qu’à un compromis ». On ne peut pas dire que cela soit très motivant…

 

« Culture du compromis »

 

En cherchant un exemple d’utilisation positive de ce mot, j’ai pensé à cette « culture du compromis » considérée comme l’une des qualités premières des Allemands (face à une « culture de l’affrontement » préférée par leurs voisins français). Je suis donc allé chercher la version originale de cette « culture du compromis » sur le site de la Confédération syndicale allemande, la DGB. Le concept fondamental, né au milieu du XIXèmesiècle, est celui de la « Mitbestimmung », qui « désigne la participation des salariés ou de leurs représentants, sur un pied d’égalité, aux processus de décision en matière de politique d’entreprise et de gestion, sous la forme de droits à l’information et de droits de proposition ».

Ce mot de Mitbestimmung est souvent traduit par cogestion en français. Mais la racine « -stimmen » est bien plus forte : « die Stimme » en allemand c’est la voix, « zustimmen », c’est « être d’accord », « einstimmen » c’est « se mettre au diapason », « s’accorder ». Ce qu’on retrouve en français avec le « parler d’une seule voix », trouver « un accord » qui « sonne juste ». Plutôt que de « culture de compromis », il semble bien que les Allemands ont bâti une culture de la co-détermination ou de la co-décision.

 

Jugement de Salomon

 

D’où vient alors cette vénération pour le compromis ? Il semble que le mot ait une valeur morale forte. Vouloir un compromis, c’est faire preuve d’équité, de justice. Le « jugement de Salomon », nous dit encore le Littré, c’est « tout jugement empreint de sagesse et d’équité et qui ordonne, le plus souvent, un partage par moitié ». Si même Salomon, figure mythique de la sagesse et de l’équité, coupe la poire en deux… on comprend que tout le monde l’imite !

En réalité, l’histoire de Salomon racontée dans la Bible[2] est tout autre. Deux prostituées qui vivaient ensemble ont eu chacune un fils, à trois jours d’écart. Le fils de l’une d’entre elles est mort étouffé et elles se disputent la garde de celui qui est encore en vie. « Le roi dit : ‘Apportez-moi une épée !’ Et l’on apporta l’épée devant le roi. Et le roi dit : ‘Coupez en deux l’enfant vivant, et donnez-en une moitié à l’une et une moitié à l’autre.’ La femme dont le fils était vivant dit au roi, car ses entrailles étaient émues au sujet de son fils : ‘Pardon, mon seigneur ! Donnez-lui le bébé vivant, mais ne le tuez pas !’ Tandis que l’autre disait : ‘Il ne sera ni à moi ni à toi ! Coupez !’ Alors le roi prit la parole et dit : ‘Donnez à la première le bébé vivant, ne le tuez pas : c’est elle qui est la mère.’ »

Salomon, c’est celui qui a justement menacé de couper l’enfant en deux pour faire apparaître la vérité. Cette vision horrible aurait dû devenir la référence de l’absurdité du compromis « 50-50 » – bizarrement elle est devenue le symbole de sa valeur.

 

La solution de facilité

 

C’est devenu une expression courante – et le titre de la traduction en français du livre de Chris Voss : « couper la poire en deux » semble indiquer un compromis satisfaisant. Pourtant, elle n’a pas toujours eu aussi bonne presse. Au milieu du XIXème, elle indique plutôt une solution par défaut, comme dans cet article du Figaro du 19 juin 1869[3] :
« De guerre lasse, après avoir moult cherché, conféré, commissionné, l’Académie avait fini par proposer à l’Empereur de couper la poire en quatre. Ne trouvant pas d’artiste d’élite à 100.000 francs, l’Académie voulait se rabattre sur quatre artistes secondaires à 25.000 francs. L’Empereur a refusé de rien changer à son programme, et voilà l’Académie des beaux-arts
Qui remonte à sa tour,
Si haut qu’elle peut monter. »

Comme le dit Chris Voss de manière beaucoup plus directe, « les compromis sont des c…ies (bullshit). Nous ne faisons pas de compromis parce que c’est juste ; nous faisons des compromis parce que c’est facile et parce que cela permet de sauver la face. Nous faisons des compromis pour dire qu’au moins nous avons eu la moitié du gâteau. Fondamentalement, nous faisons des compromis pour être en sécurité. Dans une négociation, la plupart des gens sont motivés par la peur ou par le désir d’éviter la douleur. Trop peu sont motivés par leurs objectifs réels. »

La condition d’un accord efficace, c’est d’abord de réfléchir à ce que je veux. Pas à ce que je « voudrais », ce que je veux vraiment. Cela ne veut pas dire que je vais exiger quoi que ce soit. Mais je dois arriver avec les idées claires sur ce qui me rendrait heureux (ou ne pas me plaindre après si je n’ai pas obtenu ce que je voulais…) Chris Voss encore : « ne faites pas de compromis et – voici une règle simple – ne divisez jamais la différence. Les solutions créatives sont presque toujours précédées d’un certain degré de risque, d’ennui, de confusion et de conflit. Les accommodements et les compromis ne produisent rien de tout cela. Vous devez faire face aux difficultés. C’est là que se trouvent les bonnes affaires. Et c’est ce que font les grands négociateurs. » 

Le mot de compromis me semble correspondre à une réalité passive, triste et instable. Il sera toujours nettement plus dynamique et attirant de proposer à vos interlocuteurs de construire un vrai accord. Ma proposition : le vrai « win-win », c’est le plus près possible de ce que je veux, et que l’autre soit encore satisfait. C’est effectivement plus de travail, cela demande plus de temps et d’efforts pour comprendre les cadres de référence et les envies authentiques de chaque partie. Mais c’est la clé d’une coopération engagée, durable, joyeuse et nourrissante.

… Reprenons mon exemple du début de cet article. Au lieu de transiger sur 9 euros et de repartir aussi insatisfait que la personne en face de moi, je peux :
. Être beaucoup plus clair et ferme sur mon envie de 8 euros
Du coup de rechercher ce qui pourrait convaincre la personne en face… et pour cela lui demander
. Qu’elle me réponde ce qu’elle veut à part le prix
. Que nous finissions par tomber d’accord à 8 euros, et que j’accepte de venir chercher l’objet chez elle
… Et c’est une possibilité parmi des centaines d’autres. 

 

 

 

[1] Chris Voss et Tahl Raz, Never Split the Difference, Harper Collins, 2016

[2] 1 Rois 3.16-28

[3] Merci à Gallica, l’encyclopédie en ligne de la BNF. Si vous avez l’occasion (et quelques heures devant vous), allez y jeter un œil et quelques clics, c’est passionnant. Cela m’a d’ailleurs permis de vérifier que l’origine proposée partout sur internet pour cette expression est fausse : la pièce de boulevard intitulée La Poire en deux ! est de 1882, donc bien postérieure.

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