Quand la tristesse est interdite

Sep 23, 2022
Quand la tristesse est interdite - Aurélien Daudet

Nous avons tous, en fonction de notre éducation, de notre culture, de notre sexe, de notre histoire, des émotions plus difficiles à accepter. Nous allons donc les « remplacer » par d’autres, plus « ok » dans notre cadre de référence. Mais en nous privant de signaux essentiels, nous nous mettons dans des impasses. Laissez-moi vous raconter une histoire de tristesse « masquée ».

Lyon Part-Dieu, 30 minutes avant mon train, grosse fatigue

 

– Aurélien ? C’est S.
– Qui ?
– S., de chez X.

Je sortais d’une session de formation de deux jours, passablement vidé. Appuyé sur un pilier de la gare de la Part-Dieu à Lyon, au milieu du chaos de la fin de journée, frôlé par des vagues de gens compactés dans des couloirs trop étroits, j’avais fermé les écoutilles sur un intérieur brumeux. Je n’ai pas entendu tout de suite mon téléphone, et quand j’ai décroché, il m’a fallu un certain temps pour reconnecter mes neurones.

– Ah, oui, pardon !
– Je te dérange ?
– Non, pas du tout, j’attends mon train.
– Je t’appelle juste[1] pour te raconter un truc.
– Avec plaisir, je t’écoute !
– Voilà. En fait, j’ai postulé pour un job dans une entreprise, en plus c’est Y, que tu connais, qui m’a demandé de le faire, il m’avait dit que c’était tout cuit, qu’il allait appuyer ma candidature… Au départ j’y suis allé en mode « cool », parce que la boîte n’est pas forcément celle de mes rêves, mais les entretiens se sont tous super bien passés, et au fur et à mesure je me suis prise au jeu. Et du coup, j’avais super envie d’avoir ce job !
– Et… ?
– Et ce matin j’ai reçu un coup de fil pour me dire que ça n’est pas moi qu’ils ont choisie. Je suis dégoûtée, en plus je connais celle qu’ils ont prise, elle est nulle, elle n’a pas les bonnes compétences, je suis évidemment mieux qualifiée pour le job. J’ai l’impression qu’ils m’ont prise pour une c…, je trouve ça dégueulasse.
– Et tu m’appelles pour… ?
– Comment ça ?
– Est-ce que tu veux quelque chose de moi ?
– Ben, te le raconter, et que tu me dises ce que tu en penses !!! Tu ne trouves pas ça lamentable, toi ?

Comme je sais que j’ai le cerveau en béchamel, je prends le temps de me taire et de réfléchir à ma réponse. Parce qu’au fond il y a un truc qui me gêne dans son histoire, mais je ne sais pas encore quoi.

– Ce que j’entends, c’est que tu as l’air très en colère, parce que tu n’as pas eu ce job, auquel tu tenais beaucoup. Peut-être qu’ils auraient pu te prévenir plus tôt, peut-être qu’ils auraient pu te tenir au courant autrement, te l’expliquer autrement… C’est contre ça que tu es en colère ?
– Non, ça je m’en fous. Une fois qu’ils ont pris la décision, autant me la dire tout de suite. – Pas besoin de prendre de gants.
– Donc tu es en colère contre… ?
– Je suis en colère contre le fait qu’ils aient pris quelqu’un qui n’a pas le niveau.
– Mais si tu es en colère, c’est que tu veux quelque chose ? Quand on est en colère, c’est que quelque chose ne nous va pas, et qu’on veut quelque chose à la place ?
– Non, je ne veux plus rien, je ne veux même plus leur parler. C’est fini, terminé.
– Ok… Parce que si c’est « fini, terminé », alors je me demande si la colère est l’émotion juste ?
– Comment ça ?
– Ça a l’air que tu es très en colère, plutôt même en rage vu le ton que tu avais pendant que tu me racontais cette histoire. Quand tu te dis que c’est « fini, terminé », est-ce que tu ne ressens pas une autre émotion ?

Elle reste silencieuse un moment et reprend, d’une voix beaucoup plus douce :

– En fait, oui. C’est possible que je sois un peu triste aussi.
– Un peu ?

Elle a un petit rire : 

– Tu fais ch… Oui, un peu beaucoup. J’espérais beaucoup ce job, c’était le moyen de tester de nouvelles choses, de changer d’air, et maintenant faut que je laisse tomber.
– Que tu laisses tomber quoi ?
– Ben… ce rêve ? Petit rêve, ok, mais rêve quand même !
– Alors c’est normal que tu sois triste. La tristesse, c’est l’émotion qui nous rappelle que nous avons perdu, définitivement, quelque chose. C’est l’émotion qui nous rappelle au fond que la vie, le temps, ne va que dans un seul sens.
– Super nouvelle…
– Pas super agréable à entendre, je sais. Mais la bonne nouvelle de la tristesse, c’est que comme toutes les émotions, elle nous donne l’énergie pour aller chercher ce dont nous avons besoin pour retrouver notre bien-être. En l’occurrence, de la consolation.

Elle repart dans les tours : 

– Oh, ça va ! Je ne vais quand même pas aller m’apitoyer sur mon sort !
– La consolation, ça n’est pas « s’apitoyer sur son sort », c’est aller voir quelqu’un dont nous sommes suffisamment proches pour lui dire « il vient de m’arriver un coup dur, je viens de perdre quelque chose, et j’ai besoin de passer un moment avec toi. Pas pour que tu me donnes des solutions, pas pour que tu me dises que ‘ça ira mieux demain’, juste pour être avec quelqu’un qui m’écoute. »
– Ah, oui, dit comme ça…
– C’est plus tentant, non ? Et tu vois quelqu’un qui pourrait faire ça pour toi ?
– Oui, mon mari… Je vais lui envoyer tout de suite un message pour le prévenir que c’est ça dont j’ai besoin ce soir.
– Il y a des chances qu’il préfère prendre soin de toi plutôt que de raser les murs pendant ta grande tirade sur tous ces c… !
– C’est sûr !

Nous n’avons jamais reparlé de cette histoire. Mais j’y ai souvent repensé, sans doute parce que moi aussi j’ai longtemps eu cette croyance que la tristesse c’était pour les faibles. Et que je ne m’autorisais à être triste, ou à le montrer… que lorsque j’étais seul. « Il faut être fort, tout le temps » est sans doute l’une des décisions les plus toxiques que j’ai prises dans mon enfance. Du côté positif, elle m’a permis d’aller loin dans de nombreux domaines, du côté négatif, elle m’a conduit au burn-out et à un certain nombre de problèmes physiques, dans le dos par exemple. 

Beaucoup de personnes ont interdit la tristesse dans leurs vies. L’émotion est toujours présente, mais soit elle est écrasée avec des raisonnements plus ou moins étranges (« je n’ai pas le droit de me plaindre », « il y a quand même des gens bien plus malheureux que moi », « ça finira bien par passer », « à l’échelle de l’univers, c’est quand même bien peu de chose »…) soit elle est « remplacée » par une autre émotion, considérée comme acceptable.

 

Quand la tristesse se déguise en colère

 

Par exemple, la colère, comme dans l’histoire que je viens de vous raconter. Ou dans mon cas, lorsqu’en sortant d’une répétition de théâtre, apparemment en rage, en fait très triste de ne pas être arrivé à ce que je voulais, j’ai tapé du poing sur une table. Tellement fort que je me suis cassé la main. La médecin qui m’a accueilli aux urgences, à qui j’essayais d’expliquer que j’avais glissé dans un escalier, m’a juste dit :

– Porte, ou table ?
– Table – ai-je répondu un peu penaud. 

Puis comme je voulais comprendre : 

– Mais comment vous le saviez ?
– Mon pauvre ami, si vous saviez à quel point votre comportement est banal… tristement banal.

Forcément, cela ne m’a pas fait très plaisir. Mais c’est le jour où je me suis dit qu’il fallait peut-être que je change quelque chose. Parce que faire des erreurs banales, c’était encore pire 😀 ! 

Je pense aussi à cet homme que j’ai formé dans une grande entreprise de télécoms et que je recroise dans les escaliers alors que je viens faire une autre session. Il m’apostrophe immédiatement : 

– Ah ! Tu reviens faire des formations ! Et bien je te préviens, ici, tu n’as pas fini de travailler ! C’est ahurissant ce qui se passe ! Sous couvert de « prendre soin des équipes », la manière dont sont traitées les personnes est simplement scandaleuse ! 

Tout son visage est contracté, il a des mouvements brusques et parle fort. 

– Dis-donc, tu as l’air bien en colère !
Oui ! Oui, je le suis. Parce que j’en ai assez des promesses non tenues, des grandes déclarations qui n’engagent que les idiots qui les écoutent !
– Écoute, je dois aller dans ma salle pour accueillir les participants, mais est-ce que ça te dirait qu’on se retrouve en fin d’après-midi pour que tu me racontes ?
– Euh… oui ? Pourquoi pas ? Mais tu as sûrement d’autres choses à faire que de t’occuper de mes petits problèmes ?
– Si je te le propose, c’est que c’est ok pour moi.
– Alors rdv à la cafétéria à 18h.

Je n’ai pas fait grand-chose. J’ai juste écouté cette personne que j’avais beaucoup appréciée pendant nos deux jours de formation. Et il m’a raconté qu’il avait beaucoup travaillé pour obtenir une promotion, que tous les signaux étaient au vert, et qu’on venait de lui annoncer qu’il ne l’aurait pas. 

Au fur et à mesure de notre discussion, il s’est rendu compte lui aussi :

– Qu’en réalité il était triste.
– Qu’être dans cette rage n’allait pas l’aider à « lâcher » cet espoir, pour accepter de continuer son parcours professionnel.
– Qu’au contraire, il risquait d’éloigner de lui les personnes qui pourraient lui procurer du réconfort. Ce n’était pas « Tout le monde s’en fout de ce que je vis » mais « tout le monde s’écarte parce que je râle non stop » !

 

Quand la tristesse devient dépression

 

Parfois aussi, comme nous n’osons pas utiliser notre tristesse, nous la bloquons, la minorons. Nous n’affichons pas une autre émotion, qui nous servirait de masque, nous faisons semblant que tout va bien. Nous écrasons notre tristesse en espérant qu’elle passe d’elle-même. C’est une erreur grave.

L’intensité de ce que nous ressentons va peut-être diminuer. Mais comme notre besoin de consolation n’a pas été satisfait, l’émotion ne va pas disparaître. Elle va juste escalader, se transformer. Cela peut passer par des explosions de chagrin « comme par surprise », à des moments un peu inattendus, où ce qui s’est produit n’était pas si grave. Cela peut aussi se traduire par des spirales de mélancolie, spleen, dépression. Où justement nous nous sentons profondément seuls. Alors que toutes nos émotions sont des moyens pour rétablir des liens vrais avec les autres.

 

Le pouvoir de la consolation

 

Pour nous réconcilier avec la tristesse, je pense qu’il faut commencer par comprendre le pouvoir de la consolation. Et pour cela, j’ai une solution en or : lisez le dernier livre du psychiatre et psychothérapeute français Christophe André. Je suis avec passion toutes ses publications, émissions, vidéos, j’ai été à plusieurs de ses conférences, et je suis toujours frappé par la puissance de ses réflexions et par la douceur de son approche, le lien profond qu’il sait créer avec les personnes auxquelles il s’adresse. 

Je trouve que toutes ces qualités se retrouvent dans Consolations. Celles qu’on reçoit et celles qu’on donne.[2] Christophe André y décrit d’abord, dans des pages souvent très belles, notre « besoin immense de consolation ». Il montre comment c’est un rempart contre toutes nos désolations, les inévitables que sont la souffrance, la vieillesse et la mort et aussi nos « adversités ordinaires ». Et il souligne les risques que nous prenons en restant inconsolés. 

Ce qui nous console, c’est de nous remettre en lien, avec les autres, le monde et nous-même. Christophe André explore dans son livre, de manière très pratique, simple, les manières d’accepter de la consolation, d’en demander, d’en donner, et de s’en donner à soi-même. Il nous donne aussi des exemples concrets de consolations qu’il a données, à ses amis, ses patients, ou qu’il a reçues. Ces histoires, très courtes, m’ont ému. Parce qu’entendre la tristesse des autres et leur consolation généreuse et pas « conseilleuse », cela fait toujours écho à des tristesses que nous avons vécues et parfois laissées ouvertes. 

Acceptons le fait d’être tristes, c’est une indication de nos pertes inévitables. Et utilisons cette magnifique émotion pour aller chercher de la consolation, du doux, un baume pour apaiser ces blessures.

[1] Même claqué de fatigue, ce « juste » m’a attiré l’oreille : c’est en général un bon signal que ce qui va suivre est important, voire très important, pour la personne qui parle…

[2] Christophe André, Consolations. Celles qu’on reçoit et celles qu’on donne. L’Iconoclaste, Paris, 2022

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