Pourquoi les valeurs d’une entreprise n’intéressent pas ses salariés
May 21, 2022J’ai démarré ma semaine dans les quartiers chics de Paris, avec une session de deux jours dans une société développant des logiciels, jeune, ultra dynamique, avec une croissance spectaculaire . Pendant une pause, j’ai remarqué les 5 valeurs de l’entreprise sur le mug dans lequel je venais de me verser un café. Et deux choses m’ont frappé : d’abord les participants à ma formation n’avaient pas une connaissance précise de ces 5 valeurs, et ensuite que l’une de ces valeurs au moins avait selon moi un aspect très négatif – j’y reviendrai.
Jeudi et vendredi, changement de décor : une formation dans la banlieue lyonnaise, avec un comité de direction dans le secteur de la grande distribution. Le sujet des valeurs de l’entreprise est évoqué à un moment. Plusieurs participants soupirent, et l’un d’entre eux se contente de dire, en haussant calmement les épaules : « c’est quand même très souvent du bullshit marketing ».
J’ai trouvé amusante cette coïncidence, et cela m’a rappelé des dizaines de discussions que j’ai eues sur le sujet des valeurs avec les personnes que j’accompagne. Je suis convaincu que les valeurs sont l’un des piliers d’une organisation efficace, parce qu’elles contribuent à la cohésion interne et à la motivation des salariés comme des personnes externes. Mais je crois aussi qu’il y a trois erreurs fondamentales à éviter pour qu’elles puissent jouer ce rôle.
Erreur n°1 : Se « planter » dans leur rédaction
Pour préparer cet article, j’ai pris le temps de lire les valeurs d’un certain nombre d’entreprises, et il y a beaucoup de « styles » différents :
• Les adjectifs : vous avez une liste d’adjectifs positifs, avec un « nous sommes… » sous-entendu à chaque ligne. Exemple : « enthousiastes », « lucides », « bienveillants »…
• Les infinitifs : cette fois la liste démarre à chaque ligne par un infinitif, avec quelques mots pour compléter. Et pour chaque item, il faut entendre « ce que nous faisons c’est… » sous-entendu au démarrage. Exemple « investir dans l’humain », « protéger la planète », « dépasser les attentes du consommateur »…
• Les substantifs : seuls des mots sont listés, et « nos valeurs sont… » est sous-entendu. Exemple : « engagement », « expertise », « créativité »…
• Les impératifs : il n’y a pas de sous-entendu, la phrase est un ordre. Comme dans « Be creative », « Respect your team »…
Je pense que les versions à l’infinitif sont trop neutres, parce que trop impersonnelles, et donc qu’elles ne sont pas assez engageantes pour les personnes qui vont les lire. Elles pourraient même donner l’impression d’une sorte de « vœu pieux », sans effet réel.
De l’autre côté du spectre, les versions à l’impératif, souvent trop larges, ressemblent régulièrement à des injonctions. Comme si l’on devait se soumettre à ces valeurs au lieu de s’engager à les respecter et à les faire vivre. Parfois même ces injonctions me semblent toxiques… comme le « Try harder » d’Avis ou cette valeur que je viens de lire : « work hard together ». Ce « hard », vague, sonne pour moi comme la promesse d’un burn-out collectif – difficile d’engager les gens avec ce genre de perspective. Je crois que ça n’est pas un hasard si, dans un article que j’ai trouvé sur internet, l’entreprise en question ne parle que du « together »…
Au final, la solution des substantifs me semble la plus logique et la plus efficace : on annonce des valeurs, donc on attend des concepts sous forme de noms communs, simples à comprendre.
Erreur n°2 : être concis à l’excès
Trop souvent, le souci de la forme pousse les entreprises à avoir des valeurs rédigées sous une forme très courte, synthétisée au maximum. C’est plus « net », ça « claque »… et c’est plus facile de les présenter ensuite dans des formes graphiques élégantes.
Mais cela a plusieurs conséquences négatives :
• Trop synthétiques, ces formules deviennent creuses, vides de sens pour les personnes de l’entreprise. « Engagés » ne veut pas dire la même chose pour moi et pour mon voisin de bureau.
• Beaucoup d’entreprises utilisant les mêmes mots, sans donner leurdéfinition, beaucoup de personnes en concluent que ce ne sont que des concepts abstraits, et que « tout ça c’est du marketing », de l’affichage « pour faire joli ».
Dans mes pérégrinations sur internet, j’ai trouvé quelques entreprises qui donnaient la définition de leurs valeurs, c’est-à-dire le sens de chacune dans leur organisation.
Par exemple la société Power Design, dont la première valeur est « Integrity », définie comme « we earn trust through honesty, fairness and respect ». Ou bien Google, qui regroupe ses valeurs dans un document appelé « 10 things we know to be true », traduit en français par « les 10 principes fondamentaux de Google » : chaque principe est expliqué par un long paragraphe.
De manière très intéressante, Google précise dans le paragraphe d’introduction de ce document : « nous avons rédigé cette liste quelques années après la création de Google. Nous la revisitons régulièrement pour nous assurer qu’elle reflète toujours la réalité. » Pour que les valeurs soient vivantes, et incarnées par les membres d’une organisation, l’une des conditions fondamentales, c’est que leur définition, concrète, évolue : une entreprise ajuste régulièrement sa stratégie, et elle ne préciserait pas ses valeurs ?
Erreur n°3 : Penser que les valeurs vont motiver tout le monde
Je travaille très souvent avec le top management des entreprises, et j’ai régulièrement ce genre de plainte : « on a construit une super charte des valeurs de l’entreprise, et parfois on a l’impression que tout le monde s’en fout dans les équipes ». En plus des erreurs récurrentes dans la rédaction de ces valeurs (cf. point précédent), je crois que beaucoup de comités de direction ou de conseils d’administration devraient se rendre compte que leur passion pour les valeurs n’est pas universelle.
Certes, nous avons tous besoin de trouver un sens à nos vies, et à nos vies professionnelles en particulier. Mais nous n’avons pas tous besoin d’entendre des valeurs au quotidien et d’y trouver le carburant de notre motivation. Il se trouve que les personnes qui sont à la tête des entreprises ont souvent ce besoin de reconnaissance et d’expression de leurs opinions, et ce besoin de reconnaissance et d’expression de leur engagement. Tant mieux, cela explique qu’ils aiment jouer ce rôle de pilote, de leader de leurs organisations – et que souvent ils remplissent efficacement ce rôle.
Mais je crois que donner autant de place aux valeurs dans la communication interne revient souvent à faire comme si l’ensemble de l’organisation avait les mêmes besoins psychologiques que ses dirigeants. Ce qui est une projection dangereuse !
Erreur n°4 : Croire que les valeurs sont le socle de la cohésion
La plupart des valeurs que j’ai pu lire ou entendre dans les entreprises où je passe sont des principes, qui doivent « inspirer » le fonctionnement des organisations, leur donner une « vision », un but, un « esprit » communs. Est-ce que c’est suffisant pour une réelle cohésion ? Est-ce que des valeurs communes peuvent créer un vrai « esprit de corps » ? J’en doute, et pourtant c’est le rôle que leur attribuent un bon nombre d’entreprises.
Ce qui manque souvent, c’est le cadre, c’est-à-dire les quelques règles qui régissent le fonctionnement propre d’une organisation. Ces règles permettent :
• A tout nouvel arrivant de savoir ce qu’il doit faire ou ne pas faire pour être intégré dans cette structure. Comme si en arrivant pour la première fois pour dîner chez ma future belle-mère j’avais une fiche avec les trois règles à respecter pour que tout se passe bien ! Je pense que nous serions nettement plus détendus au moment de sonner à la porte, non ?
• Aux membres actuels de l’organisation de savoir que s’ils les respectent, alors ils sont pleinement membres de cette organisation. Et que s’ils refusent de respecter ces règles, alors de fait ils se mettent en-dehors.
Ces règles sont bien sûr très différentes du Code du travail (trop vaste, puisqu’il est à l’échelle d’un pays), ou du Règlement intérieur (que personne ne lit parce qu’il est trop long, et souvent quasi-identique dans une entreprise voisine… parce qu’il est la traduction du Code du Travail dans notre secteur d’activité).
Les règles dont je parle, c’est la traduction de nos valeurs en mode « il est obligatoire de… » ou « il est interdit de… ». C’est ce qui permettrait que les actes visibles au sein et à l’extérieur de l’entreprise ne soient plus jamais incohérents par rapport à ses valeurs…
Il y a une structure dans laquelle la cohésion est primordiale, vitale même : l’Armée. Je suis allé faire un tour sur le site de l’Armée de Terre, et j’ai trouvé la liste des 6 valeurs de cette organisation, sous forme de substantifs, avec à chaque fois une définition de deux ou trois lignes. Par exemple, « l’équité » : « Chacun a sa place au sein de l’armée de Terre, sans distinction de sexe, de religion ou d’origine, et l’égalité de traitement est garantie. »
Juste en-dessous de ces 6 valeurs, il y a un document baptisé « Le Code d’honneur du soldat », en 10 articles, rédigés à la première personne. Il est précisé que ce code date de 2020, et représente donc une évolution par rapport à la précédente version de 1998. Principaux changements : « Les formulations sont plus courtes, directes et plus facilement mémorisables. Contrairement à l’ancienne version, le code d’honneur du soldat français est exprimé à la première personne du singulier, afin que le ‘je’ solennellement prononcé engage moralement le soldat qui le proclame. »
Enfin, il est précisé que « Tout soldat, quel que soit sa catégorie ou son grade, se doit de connaître le Code d’honneur du soldat français afin de développer et entretenir les qualités indispensables à l’exercice de leur métier. »
Je sais que les armées évoluent dans un univers bien particulier, avec des missions bien particulières. Mais je trouve que leur exemple permet de sortir de l’erreur « charte des valeurs affichée dans l’entreprise => cohésion de l’entreprise ».
En résumé :
• Définir ses valeurs est une étape essentielle pour une organisation, à condition de respecter certaines règles dans leur rédaction
• Traduire ces valeurs dans quelques règles fondamentales, et obtenir l’engagement de chacun à respecter ces règles est la condition pour que ces valeurs soient incarnées et portent l’organisation.
Avoir ces valeurs sans les règles de mise en application, c’est monter sur un bateau qui connaît son cap, mais n’a pas de quille.
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