Nos amies les dindes
Jul 09, 2022Nous autres, êtres humains, avons souvent tendance à regarder de haut nos voisins les animaux. Nous serions doués d’un esprit rationnel, capable de prendre de la distance, de réfléchir. Eux ne seraient que des « bêtes », guidées par leurs instincts. D’ailleurs, combien de figures de la bêtise sont incarnées par des animaux dans la sagesse populaire !
Pensez une seconde aux ânes (bâtés ou non), aux têtes de linotte (c’est un oiseau), aux cervelles de moineaux (idem), aux étourdis étourneaux, à la mémoire d’un poisson rouge, aux yeux de merlans frits, ou à la niaiserie des serins et des oies blanches… Dans cette liste, les oiseaux ont la part belle, mais en même temps ne parle-t-on pas de « noms d’oiseaux » à propos des insultes ?
En parlant d’oiseaux, il y a un volatile qui a un lourd passif, côté mâle et côté femelle. Quand je dis lourd, je ne parle pas seulement de son poids, même si cet animal est particulièrement célébré sur nos tables de fêtes lorsqu’il est massif… Vous ne voyez pas ? Je vous donne un indice : il est tellement prisé aux Etats-Unis que Benjamin Franklin voulait en faire l’emblème du pays… ? Yes ! Bravo, vous avez trouvé. Je parle bien sûr de la reine de Thanksgiving et des Noëls bien de chez nous… la dinde.
Pauvre dinde ! Elle est la figure de la stupidité, mêlée de prétention, moquée de tous tandis qu’elle se pavane. Son conjoint le dindon ne s’en tire pas mieux : lui aussi est l’image de la vanité, qui ne voit pas le piège tendu et devient… le dindon de la farce. Et on ne parle pas ici des marrons, mais bien de l’illusion montée pour le berner.
Un certain nombre d’expériences tendent à confirmer le fonctionnement quasi « mécanique » des animaux, en particulier de la pauvre dinde. En 1974, le docteur Fox a présenté des putois empaillés à des dindes – et provoqué une attaque féroce des mères dindes contre leur ennemi naturel. Puis il a présenté de nouveau ces putois empaillés, mais après avoir mis à l’intérieur un petit haut-parleur diffusant le cri de bébés dindonneaux. Résultat : les mères dindes accueillaient le putois comme si c’était leur petit, et même le couvraient de leur aile. Mais dès que l’expérimentateur coupait la bande son, elles recommençaient à se déchaîner contre le pauvre putois empaillé.
D’autres expériences ont montré que la dinde n’est pas la seule à tomber dans ce genre de panneau : un rouge-gorge se déchaînera contre une figurine sur laquelle sont collées des plumes de gorge d’un congénère. Retirez ces plumes, il continuera sa sieste paisiblement. Bref. Les animaux réagiraient de façon programmée à un certain nombre de stimuli. Tandis que nous autres êtres humains serions capables de piloter de manière consciente nos comportements, et de ne pas nous « faire avoir ».
La distinction n’est pas si évidente… Ce que montre magnifiquement Robert Cialdini dans son livre Influence et manipulation, dont je vous ai déjà parlé la semaine dernière… que j’ai fini cette semaine… et dont je vous conseille vivement la lecture. Cialdini identifie les plus grands leviers avec lesquels nous nous simplifions la vie, pour prendre des décisions rapides dans un monde complexe. Il montre aussi comment ces mêmes leviers sont utilisés par les manipulateurs de tout poil. Et propose à chaque fois des techniques simples pour continuer à utiliser ces leviers – tout en nous protégeant des utilisations malignes.
Parce que c’est bien ça la différence entre les animaux et nous : une fois que nous avons pris conscience d’un de nos modes de fonctionnement, de ses failles potentielles, et de la manière d’y remédier, nous pouvons, dans des situations comparables, réfléchir, trouver des solutions alternatives… et ne pas finir les dindons de la farce. Alors que la dinde qui est en train de faire sa fête au putois empaillé recommencera instantanément à lui faire des câlins si l’on fait redémarrer l’enregistrement des cris de ses petits.
« Aha ! Je savais bien que je n’étais pas une dinde ! » me direz-vous…
Sinon que…
Nous vivons dans un monde où la quantité d’information explose, et dans lequel se piloter au quotidien est un défi constant. Le rêve du savoir encyclopédique, cher au cœur des hommes du XVIIIème siècle, a depuis longtemps disparu ! En physique par exemple, la masse des connaissances doublerait tous les huit ans ! Et le phénomène n’est pas près de s’arrêter, puisqu’aujourd’hui vivraient et seraient au travail 90% des scientifiques ayant existé dans l’histoire de l’humanité, selon Robert Cialdini…
Plus important encore, cette explosion de la quantité d’informations disponibles nous concerne tous, même si nous ne sommes pas des scientifiques de haut vol… Google et Wikipedia ont remplacé l’Encyclopaedia Britannica et le Quid de nos grands-parents, parce que nous savons que la plupart des connaissances actuelles ont moins de quinze ans. Bien sûr, je parle des connaissances disponibles, pas des connaissances utiles. Mais c’est bien là le point fondamental : il est chaque seconde plus difficile de faire la différence entre les deux.
Dans son livre de 2021, Four thousand weeks – Time and how to use it, Oliver Burkeman montre comment nous sommes pris dans l’angoisse FOMO, « fear of missing out », la peur de rater quelque chose. Dans cette quête de l’efficacité permanente, nous nous jetons sur nos téléphones baptisés intelligents pour profiter du moindre moment et « checker » les infos, les messages, les dernières données disponibles dans notre environnement.
Conséquence : un épuisement de notre cerveau, qui n’arrive plus à trouver des repères, de la cohérence saine. Souvent, très souvent, il va « jeter l’éponge ». Et pour gagner du temps et moins dépenser d’énergie, nous reviendrons à la méthode du signal unique… redevenant des cibles faciles pour des manipulateurs utilisant dans leur communication les leviers identifiés par Cialdini : réciprocité, cohérence, preuve sociale, sympathie, autorité et rareté.
« Tout cela impose une conclusion fâcheuse : avec l’appareil mental perfectionné qui nous a servi à établir notre supériorité sur les autres espèces animales, nous avons créé un environnement si complexe, si changeant, si chargé d’information que nous sommes de plus en plus amenés à nous y comporter à la façon des animaux que nous avons dépassés depuis si longtemps ».
Lisez ce livre, vous découvrirez ces raccourcis, souvent utiles, parfois dangereux. Il est probable que comme moi vous vous disiez que vous êtes particulièrement sensible à l’un ou l’autre de ces leviers. Dans mon cas, j’ai pris conscience du nombre de fois où je m’étais fait avoir par une prétendue rareté… Et surtout vous aurez des conseils pratiques très simples pour « entendre » le ressort caché, juger consciemment de son importance, et savoir comment y répondre.
A la fin de son livre, Robert Cialdini milite pour « un assaut en force », une « contre-attaque » contre « les individus qui falsifient, contrefont ou déforment les signaux qui provoquent naturellement nos réactions automatiques ». En les dénonçant, en rendant publiques leurs tentatives malhonnêtes, on pourrait les faire reculer et permettre d’utiliser à bon escient ces mécanismes, parfois utiles.
Je doute de l’efficacité de cette dernière proposition. Cela fait des millénaires qu’on dénonce les voleurs, que leurs méfaits sont exposés en place publique… et ils existent toujours. Je crois qu’il est beaucoup plus efficace d’être individuellement plus conscients des racines de nos décisions. Si les manipulateurs existent, c’est parce qu’il y a des personnes disposées à être manipulées.
Je crois aussi à l’importance de promouvoir une communication ouverte, sincère, joyeuse :
. Une communication qui assume qu’elle veut influenceret qui affiche ses objectifs
. Une communication qui sait qu’expliquer ne suffit pas, et qu’expliquer c’est trop souvent vouloir enfermer l’autre dans son propre cadre de référence
. Une communication active, ni faussement passive, ni tristement manipulatoire.
C’est tout le but de mes formations, de mes articles, de mes recherches. Nous n’avons que 4000 semaines disponibles, et nous ne pouvons pas vivre seuls. Construire notre communication, c’est construire un pont solide avec les personnes de notre choix.
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