Les larmes de joie : simple débordement, ou vrai signe ?
Apr 29, 2023En 1649 Descartes expliquait dans Les passions de l’âme que notre corps était rempli de vapeurs, et que lorsque nous étions émus ou en train de faire un effort, le cœur poussant beaucoup de sang dans les artères, beaucoup de ces vapeurs étaient « expulsées » de notre corps, et se condensaient à la surface, sous forme de sueurs ou de larmes. Et il constatait que la joie pouvait elle aussi provoquer ce phénomène.
Jusqu’à une date récente, ces larmes de joie étaient considérées comme une sorte de débordement sans grande signification. Des études récentes montrent qu’elles sont en fait de très beaux indicateurs.
Même si l’anatomie moderne a abandonné l’idée cartésienne d’organes animés par le mouvement des esprits « agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans le cœur », un grand nombre de théories contemporaines voient encore les larmes comme une sorte de soupape de sécurité permettant de relâcher un trop-plein d’émotions. Les larmes seraient un moyen de créer un lien avec les personnes qui les voient sur notre visage, et d’obtenir de l’aide. Mais ce mécanisme est principalement rattaché à la tristesse, au sentiment d’impuissance, au stress ou à la dépression.
Certains chercheurs ont même voulu montrer que les larmes de joie étaient la manifestation d’une tristesse sous-jacente, l’indicateur d’une perte plus ou moins consciente. En 1956, le professeur américain (d’origine hongroise) Sandor S. Feldman, affirmait ainsi dans un article célèbre[1] : « Il n’y a pas de larmes de joie, il n’y a que des larmes de tristesse. » Lorsque nous pleurons face à un événement heureux, c’est parce que nous prenons conscience que cela ne durera pas, et nous sommes en réalité tristes à l’idée de la mort prochaine. « (…) nous pleurons parce que l’enfance heureuse avec ses illusions est partie et nous pleurons à cause de la triste fin qui ne manquera pas d’arriver : la séparation d’avec les êtres aimés. »
D’autres ont enfin expliqué que les larmes de joie étaient une manifestation d’un sentiment d’impuissance, de perte de contrôle, face à des émotions trop fortes. Il s’agissait donc pour eux encore de larmes de tristesse, liées à un sentiment de perte, d’abandon.
Depuis une dizaine d’années, un certain nombre de chercheurs se sont posé la question du sens des larmes de joie, et ont voulu l’étudier comme un phénomène émotionnel à part entière. Dans quelles circonstances est-ce que l’on peut produire des larmes de joie ? Sont-elles une variante des larmes de tristesse ou bien ont-elles un mécanisme spécifique ? Et peut-on identifier une signification profonde ?
Fin 2020, une équipe de chercheurs européens, menée par Janis H. Zickfeld, de l’Université d’Oslo, ont conduit plusieurs études[2] de grande ampleur autour des larmes de joie, avec des données fournies par plus de 13000 personnes, dans 40 pays, six continents, et parlant 24 langues différentes.
Ils ont mis en évidence 4 grandes catégories d’événements dans lesquels pouvaient apparaître des larmes de joie.
. « Réussite » : soit le passage d’un cap important, le dépassement d’un obstacle… Remise de diplôme par exemple, médaille d’or aux JO, annonce d’une guérison, ou bien un succès ou une épiphanie qui arrive après une longue suite d’obstacles dans un film bien scénarisé (Rocky par exemple)
. « Beauté » : admirer quelque chose de particulièrement beau, en particulier d’un point de vue artistique, ou dans la nature.
. « Amour ou affection » : des larmes sont versées lors de cérémonies collectives ou marquant un changement important en matière de relations sociales. Lors d’un mariage ou d’un enterrement par exemple. Mais aussi un geste de bonté inattendue, comme une personne payant l’addition d’un inconnu dans un magasin.
. « Rire » : rire tellement fort qu’on en pleure. C’est le cas par exemple dans des situations particulièrement cocasses, de la vraie vie (caméras cachées) ou dans des films (les comédies de l’équipe du Splendid)
De surcroît, les chercheurs ont montré que ces larmes pouvaient apparaître chez quelqu’un participant directement à une situation, y assistant « de l’extérieur », ou bien encore la visualisant dans son imagination ou sa mémoire.
Sur la base de ces recherches, trois chercheurs italiens[3] ont voulu approfondir le sens profond de ces larmes de joie. Et ils sont arrivés à la conclusion que leur fonction est « d’orienter les gens vers un niveau de bien-être plus élevé en leur indiquant les types d’expériences qui donnent un sens à leur vie. » Les larmes de joie seraient directement reliées aux orientations profondes que nous voulons prendre.
A l’opposé de la vision de Sandor Feldman, selon laquelle nous pleurons face à un événement heureux parce que cela nous rappelle que nous sommes condamnés à mourir, les personnes interrogées par ces chercheurs expliquaient pleurer parce que ces événements avaient un lien étroit avec des thèmes fondamentaux dans leurs vies : « avoir de bonnes relations avec les autres, les aider et avoir un bon effet sur eux, et d’autre part faire de son mieux et atteindre des objectifs importants. »
Peut-être est-ce pour cela que les larmes de joie sont souvent beaucoup plus montrées (en particulier par les hommes) que celle de tristesse. Les premières nous indiquent vers quoi aller, ce que nous pouvons gagner. Les secondes ce que nous avons définitivement perdu.
[1] Sandor S. Feldman, « Crying at the Happy Ending », in : Journal of the American Psychoanalytic Association 4:477-485
[2] Janis H. Zickfeld, Beate Seibt, Ljiljana B. Lazarević, Iris Žeželj, Ad Vingerhoets, « A model of positive tears », novembre 2020
[3] Bernardo Paoli, Rachele Giubilei, Eugenio De Gregorio, « Tears of Joy as an Emotional Expression of the Meaning of Life », Front. Psychol., 08 March 2022
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