Les émotions faciles à lire, ça n’arrive que dans les (mauvaises) séries !

Dec 10, 2022
Les émotions faciles à lire, ça n’arrive que dans les (mauvaises) séries ! Aurélien Daudet

J’ai cru et répété depuis des années que les émotions de base se montraient sur tous les visages humains de la même manière – première secousse, cette théorie « universaliste » est aujourd’hui largement remise en cause par de nouvelles études…

Nous avons ancré la croyance que nous pouvions « lire » les émotions des autres – deuxième secousse : un livre brillant remet fortement en question cette idée de la « transparence » de nos expressions. Ce ne serait qu’un mythe, renforcé par une consommation intensive de films et de séries qui doivent pouvoir être compris sans efforts…

Conclusion : n’allons pas trop vite dans l’interprétation des émotions sur les visages en face de nous… et soyons plus explicites sur celles que nous ressentons !

Cela fait partie des « canons », des tables de la Loi, des basiques absolus dès que l’on s’intéresse aux questions de communication, d’intelligence émotionnelle et de relations interpersonnelles. Dans un univers où les certitudes sont rares, où les points de vue sont souvent opposés et où la science a encore beaucoup de mal à prendre sa place, on se réjouit quand on tombe sur quelque chose qui a l’air à peu près certain, prouvé.

Je parle en l’occurrence de la théorie proposée par Paul Ekman dans les années 70, où il affirme que les émotions de base s’expriment de la même manière sur tous les visages humains, quelle que soit leur origine géographique. Dans un article de 1972[1] il montrait que dans la très grande majorité des cas, les émotions étaient « affichées » de la même manière sur les visages au sein de 7 cultures différentes (5 alphabétisées, et 2 pré-alphabétisées). Et qu’elles étaient « lues » de manière homogène au sein de ces cultures, réparties dans le monde.

Sa conclusion : l’expression des émotions ne dépend pas de la culture. C’est un processus physique universel reliant directement chaque émotion à un ensemble de muscles sur le visage humain… d’où qu’il soit. Il affirme que cette règle vaut pour 7 émotions de base : joie, tristesse, colère, peur, surprise, dégoût et mépris. Pour lui, ce qui dépend de la culture, ce sont les mots pour les décrire, et les règles sur « quand et où » exprimer telle ou telle émotion, ou bien au contraire la   masquer.

Tout au long de sa carrière, Paul Ekman a enrichi sa théorie, développant même un système de codification des émotions appelé FACS (Facial Action Coding System), pour analyser les micro-expressions trahissant nos émotions même lorsque nous essayons d’en garder le contrôle… Il a formé un certain nombre de forces de l’ordre à cette méthode, avant de la proposer au grand public. Ces études sont à la base de la série culte (les deux premières saisons du moins) Lie to Me, avec le génial Tim Roth.

Sa théorie a été acceptée de manière assez unanime depuis 50 ans, peut-être aussi parce que pendant très longtemps les émotions et leurs expressions n’étaient pas considérées comme un sujet très passionnant… En tous cas les ouvrages de Paul Ekman, au premier rang desquels le multi-réédité Emotions Revealed[2], étaient cités par tous : Daniel Goleman, celui qui a fait de l’intelligence émotionnelle un sujet grand public, parle de ce livre comme d’une « carte géniale, sûre et sensée du monde des émotions – le guide parfait ». En 2009, Ekman était cité parmi les 100 personnes les plus influentes dans le monde par le magazine Time.

Bien sûr j’ai moi aussi cité très régulièrement ses travaux, l’idée d’une expression universelle des émotions rassurait mon côté obsessionnel, qui aime bien avoir des repères « carrés » ! … Jusqu’à ce que je lise le bouquin de Malcolm Gladwell, Talking to strangers[3], où il démonte un certain nombre de croyances dangereuses pour nos relations à autrui.

L’une d’entre elles est le mythe de la transparence : « l’idée que le comportement et l’attitude des gens – la façon dont ils se représentent à l’extérieur – constituent une fenêtre authentique et fiable sur ce qu’ils ressentent à l’intérieur. (…) Lorsque nous ne connaissons pas une personne, que nous ne pouvons pas communiquer avec elle ou que nous n’avons pas le temps de la connaître correctement, nous pensons pouvoir la comprendre à travers son comportement ou son attitude. »[4] Cette idée, exprimée au départ par Charles Darwin en 1872, est l’un des piliers des travaux de Paul Ekman.

 

Problème n°1 : des études comparables à celle de Paul Ekman avec des résultats très différents

 

Malcolm Gladwell cite en particulier les travaux de Carlos Crivelli et Sergio Jarillo, publiés en 2016[5]. Les deux chercheurs ont utilisé une méthode comparable à celle de Paul Ekman, en montrant des photos de visages espagnols à des groupes des îles Trobriand (Nouvelle-Guinée, là où Ekman avait fait ses recherches les plus célèbres) et à d’autres groupes dans l’île de Matemo (nord du Mozambique). Dans les deux cas, le taux de reconnaissance des émotions était… très faible.

Pour l’émotion « joie » par exemple, alors que 100% d’un groupe test d’élèves espagnols avaient reconnu l’émotion sur le visage photographié, seulement 58% des habitants des Trobriand y étaient parvenus, 23% la qualifiant de « neutre ». L’expression de peur sur le visage espagnol était massivement identifiée par les personnes de Trobriand comme une… menace ! Et pour la colère « espagnole », 20% des habitants de Nouvelle-Guinée la voyaient comme… joyeuse, 17% comme triste, 30% comme effrayée, 20% comme la manifestation de dégoût. Au final, seulement 7% avaient la même interprétation que les écoliers espagnols…

Pour Crivelli et Jarillo, ces résultats (qu’ils ont retrouvés au Mozambique), remettent fortement en question la théorie d’une expression universelle des émotions. Une des explications qu’ils avancent est dans la conduite de leur étude par rapport à beaucoup de celles qui ont précédé : les chercheurs espagnols avaient par exemple passé de nombreux mois dans les deux pays pour apprendre leurs langues respectives, ne pas dépendre de traductions forcément trompeuses et être totalement intégrés dans les sociétés étudiées.

 

Problème n°2 : même à l’intérieur d’une même culture, impossible de « lire » les émotions sur les visages

 

Deux chercheurs allemands, Achim Schützwohl et Rainer Reisenzein ont publié en 2012 une étude[6] avec un dispositif particulièrement créatif. Les participants étaient conduits au bout d’un long couloir, dans une pièce obscure. On leur demandait d’écouter une nouvelle de Kafka, et ils passaient ensuite un test de mémoire.

… Mais pendant ce temps, une autre équipe s’activait en silence !

Au moment où la personne interrogée ressortait de la pièce, pensant que l’expérience était finie, elle ne se retrouvait pas dans le long et étroit couloir par lequel elle était arrivée, mais dans une immense pièce aux murs vert clair, avec une ampoule très brillante suspendue au plafond, au-dessus d’une chaise rouge vif. Et sur cette chaise était assis, l’air très solennel, l’un de ses meilleurs amis.

Bien sûr, les 60 personnes qui furent testées ont toutes évalué leur émotion comme étant de la surprise, avec une intensité de 8,4 (sur une échelle allant de 1 à 10). Et ils étaient sûrs que cette surprise était peinte sur leur visage.

En réalité, seulement 5% de ces 60 personnes affichaient les trois micro-expressions correspondant à l’émotion codifiée comme « surprise » dans le système de Paul Ekman. En ajoutant ceux qui en avaient deux sur trois, on montait à seulement 17%. Tous les autres avaient des combinaisons de micro-expressions totalement différentes de celles « prévues au manuel ».

Il est probable que leurs meilleurs amis, assis dans la chaise rouge vif, auraient été capables de dire qu’ils étaient surpris. Parce qu’ils les connaissent depuis longtemps, et que cette proximité leur a permis d’apprendre cette manière particulière d’exprimer chaque émotion. Mais pour des personnes qui ne se connaissent pas, l’exercice est beaucoup plus dur, voire impossible. Pourtant, nous continuons à croire que nous pouvons lire les émotions des personnes que nous ne connaissons pas, ou peu, ou mal.

 

Problème n°3 : des croyances « folkloriques »

 

Malcolm Gladwell cite une étude[7] dirigée en 2017 par Sendhil Mullainathan, professeur de Harvard, sur les mécanismes psychologiques à l’œuvre chez les juges de l’Etat de New York, au moment où ils décident d’une éventuelle libération sous caution. Les chercheurs ont pris la liste des 554 689 personnes arrêtées dans cet Etat entre 2008 et 2013, dont 400 000 avaient été libérées sous caution par les juges. Puis ils ont construit un système d’intelligence artificielle, lui ont fourni les mêmes données que celles dont dispose un juge au moment de l’audience (basiquement l’âge et le sexe de l’accusé et son casier judiciaire) et ont demandé au système de construire sa propre liste de 400 000 personnes libérées sous caution.

Les résultats étaient fascinants.

• Les juges libèrent de nombreux prévenus que l’algorithme identifie comme présentant un risque très élevé de ne pas se présenter le jour de leur jugement : sur les 1% les plus risqués, plus de la moitié (56,3%) ne se présentent pas au tribunal, et pourtant les juges libèrent 48,5% d’entre eux.

• En utilisant la sélection de l’algorithme, et en appliquant le même taux d’emprisonnement que les juges, on aurait pu réduire le taux de récidive d’un taux compris entre 14,4% et 24,7%.

• Enfin, l’algorithme peut atteindre le même taux de criminalité que les juges, mais en emprisonnant 40,8% de minorités en moins, dont 38,8% de Noirs et 44,6% d’Hispaniques en moins[8].

Comment expliquer de tels écarts ? On parle de professionnels de haut niveau, engagés, qui eux prennent le temps de rencontrer les prévenus, de les écouter et de les regarder pour se faire une opinion sur leur état d’esprit – autant de choses que la machine ne fait pas !

Justement. Pour Malcolm Gladwell, c’est parce que les juges croientobtenir des informations plus justes en rencontrant les prévenus qu’ils se trompent plus souvent. Ce qu’ils croient lire dépend profondémentde leurs croyances sur l’expression « normale » des émotions, alors que chacun d’entre nous a sa propre manière de les exprimer. « Les gens surpris n’ont pas forcément l’air surpris. Les personnes qui ont des problèmes émotionnels n’ont pas toujours l’air d’avoir des problèmes émotionnels », écrit Gladwell[9].

Gladwell montre que cette tendance à croire que les émotions sont toujours visibles et lisibles est renforcée par ce qu’il appelle la « culture folk » : des films et des séries à large audience, où les comédiens affichent « plein cadre » les émotions que leurs personnages sont supposés ressentir. Aucun sous-texte, aucun hiatus possible entre ce qui est vécu, dit et manifesté dans les corps.

Au début du mois dernier, je suis allé écouter à Londres Robert McKee, l’un des plus grands spécialistes de l’écriture de scénarios. 4 jours passionnants et souvent très drôles. En lisant Malcolm Gladwell, je me suis souvenu d’une expression très négative employée par McKee, ce qu’il appelle l’écriture « on the nose ».

Il visait les scénaristes qui écrivent des scènes où les personnages disent exactement ce qu’ils veulent, où il n’y a pas de sens caché derrière les mots, pas de désir secret – tout est dit, en toutes lettres. Lorsqu’un comédien, même très bon, accepte de jouer ce genre de scénario, sa communication va effectivement devenir « transparente ».

Mais une scène de Friends (désolé pour les amateurs), ça n’est pas la vraie vie. Dans la vraie vie, les émotions sont infiniment moins « directes ».

 

Conclusion : mettez les sous-titres !

 

Je ne sais pas combien de fois j’ai entendu en formation : « moi, on lit tout sur mon visage ! » En fait, non. Les personnes en face de vous vont voir des choses, et très probablement en tirer des conclusions très différentes de ce que vous ressentez vraiment. Sortez de la croyance : « je ne dis rien, mais je vais bien montrer ce que je pense » – c’est voué à l’échec. D’autant plus que si – coup de bol ! – l’un de vos vis-à-vis « lit » la bonne émotion, il y a zéro chance qu’il sache en retracer l’origine.

Donc dites ce que vous ressentez, pourquoi vous ressentez cette émotion, et ce dont vous avez besoin, ici et maintenant.

Dans l’autre sens, c’est pareil ! Arrêtons de croire qu’on sait ce que l’autre ressent. Avec cette phrase tragique « je te sens ceci ou cela » ! La seule chose que nous ressentons, c’est notre propre émotion. Donc décrivons ce que nous voyons, disons comment nous l’interprétons, et demandons à la personne en face ce qu’elle en pense. Notre point de vue doit seulement être une porte d’entrée dans l’échange, un prétexte pour permettre à l’autre de dire ses émotions et ce qu’il attend de notre relation. 

C’est bientôt Noël, pensez à tout ça au moment où vous serez en train de guetter les réactions de votre famille ou de vos amis ! Combien d’incompréhensions parce que quelqu’un n’a pas eu l’air assez « heureux » au moment où il a ouvert son cadeau…

[1] Paul Ekman, « Universal and cultural differences in facial expressions of emotion », in R. Cole (Ed.), Nebraska Symposium on Motivation, Vol. 19 (pp. 207-283), Lincoln, Nebraska University Press, 1971

[2] Paul Ekman, Emotions Revealed, Understanding Face and Feelings, Phoenix Paperback, Londres, 2012

[3] Malcolm Gladwell, Talking to Strangers, What We Should Know about the People We Don’t Know, Penguin Books 2021. J’ai commencé par écouter un enregistrement de ce livre, réalisé par Malcolm Gladwell lui-même. Si vous avez des trajets trop longs, je vous le recommande (je suis un grand fan d’Audible), Gladwell est un super interprète.

[4] Malcolm Gladwell, Op. cit., p. 152

[5] Carlos Crivelli, Sergio Jarillo, James A. Russell, José-Miguel Fernández-Dols, « Reading Emotions from Faces in Two Indigenous Societies », Journal of Experimental Psychology General, April 2016

[6] Achim Schützwohl et Rainer Reisenzein, « Facial expressions in response to a highly surprising event exceeding the field of vision: a test of Darwin’s theory of surprise », Evolution and Human Behaviour, Vol. 33, Issue 6, Nov. 2012, pp. 657-664

[7] Jon Kleinberg, Himabindu Lakkaraju, Jure Leskovec, Jens Ludwig, and Sendhil Mullainathan, « Human Decisions and Machine Predictions », NBER Working Paper n°. 23180, February 2017

[8] Je ne vais pas rentrer dans la méthode utilisée par les chercheurs pour faire ces calculs, ceux d’entre vous que cela intéresse peuvent la trouver ici. Et vous pouvez en trouver une version nettement plus accessible .

[9] Malcolm Gladwell, Op. cit., p. 164

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