La tentation du marshmallow
Jun 11, 2022La tentation est au cœur de notre histoire, universelle et personnelle. Et elle fonctionne toujours de la même manière : un combat entre d’un côté le désir presque animal de bénéfices immédiats et de l’autre la perspective rationnelle de bénéfices supérieurs… et plus lointains.
Dans l’un des mythes fondateurs de l’Humanité, Adam et Eve mangent le fruit défendu parce que le serpent leur fait miroiter un gain immédiat (« vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, possédant la connaissance de ce qui est bon ou mauvais »), beaucoup plus concret et attirant que les conséquences néfastes plus lointaines qui les freinaient jusqu’alors (« Dieu a dit : ‘vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas afin de ne pas mourir’ »).
Ce combat, toujours renouvelé, explique que des personnes évidemment intelligentes s’exposent, « sur un coup de tête », à tout perdre parce qu’elles ont cédé à la tentation instantanée sans prendre suffisamment en compte les conséquences de leur acte. Et que des stars de la politique, des affaires, du cinéma, de la finance… du sport, voient leur vie basculer dans des scandales sexuels, de drogue ou de violence.
C’est encore ce combat qui explique que nous ayons tant de mal à résister à la tentation du dessert au restaurant, de la cigarette, ou du temps perdu sur les réseaux sociaux. Dans nos vies professionnelles, c’est ce qui nous fait préférer parfois un plaisir immédiat (« ok je vous rejoins pour le déjeuner ») même si nous savons que les conséquences à plus long terme seront négatives (« je vais être encore plus en retard dans mon travail »).
Voilà pourquoi nous accordons tant de valeur à la capacité de maîtriser des réactions/actions instinctives, immédiates, au profit de décisions plus rationnelles, ciblant des buts à plus long terme (que ce soit notre santé, notre poids, notre carrière… la conduite de notre vie au sens large). La capacité de self-control est l’un des thèmes les plus étudiés en psychologie comportementale, en sociologie et en économie, depuis une expérience célèbre menée dans les années 60 et 70 sur des enfants de 3 à 5 ans par un chercheur de Stanford, Walter Mischel.
Un marshmallow tout de suite, ou deux plus tard ?
Le principe était simple : les chercheurs demandaient à un enfant de choisir une friandise qui lui plaisait (marshmallow, cookie, caramel… n’importe quoi qui le motive suffisamment). Puis ils laissaient l’enfant seul dans une pièce, avec sur une table cette friandise et une sonnette. Et avant de partir ils lui laissaient le choix : soit appuyer sur le bouton de la sonnette, faire revenir l’adulte, et manger la friandise. Soit attendre environ 15 à 20 minutes (une éternité pour un enfant de cet âge !) et si la friandise était toujours intacte, en recevoir une deuxième et partir avec les deux.
Conclusion de cette expérience : seul 1 enfant sur 3 était capable de tenir le coup pour doubler ses gains. La vidéo ci-dessous montre les comportements des enfants dans une expérience reproduisant celle de Walter Mischel – je vous mets au défi de ne pas rire en voyant les efforts de certains pour résister à la tentation, ou la décision immédiate d’une petite fille de manger la friandise sans même attendre le départ de l’adulte !
Dans son livre de 2015, The Marshmallow Test, Understanding Self-Control and How to Master It[1], Walter Mischel retrace l’histoire de cette expérience, et de toutes ses variantes. Et surtout, après avoir étudié les parcours de plus de 550 enfants ayant passé le test du marshmallow entre 1968 et 1974, il montre que les résultats de cette première expérience avaient une forte corrélation avec l’histoire ultérieure de ces enfants.
A l’adolescence d’abord : « Une douzaine d’années après le test du marshmallow, les jeunes adolescents qui avaient différé la récompense le plus longtemps lorsqu’ils étaient petits, appelons-les à fort report, expriment plus de self-control dans des situations frustrantes, cèdent moins à la tentation et résistent mieux aux sources de distraction quand ils essayent de se concentrer. Ils se démarquent comme plus intelligents, plus autonomes, plus confiants en leur propre jugement. En période de stress, ils ont moins tendance à craquer que les enfants à faible report et risquent moins d’être déstabilisés, de s’éparpiller ou de régresser à un comportement immature. En outre, ils anticipent et planifient mieux, arrivent plus facilement à leurs fins. Ils sont plus attentifs, plus capables de raisonner et risquent moins de partir à la dérive après leurs échecs. »
Plus tard, la tendance se confirme : « ceux qui patientaient le plus longtemps en maternelle persévèrent davantage une fois adultes dans leurs objectifs à long terme et les atteignent plus souvent, s’adonnent moins aux drogues dures, poursuivent des études plus longues et présentent un indice de masse corporelle beaucoup plus faible. Ils entretiennent avec plus d’aisance des liens étroits avec les autres et ils sont aussi plus résilients, plus souples en cas de problèmes relationnels ».
Enfin, vers 45 ans environ, les résultats de scanners cérébraux montrent que « chez les adultes à fort report, la zone du cortex préfrontal qui sert à la résolution de problèmes, à la pensée créative et au contrôle de l’impulsivité est plus active. Chez les adultes à faible report en revanche, le striatum ventral est plus actif (…). Cette zone du cerveau logée dans sa partie la plus primitive, la plus profonde, est associée au désir, au plaisir et aux addictions. » Ces images numériques illustrent les rapports dans nos prises de décision entre deux systèmes, baptisés « chaud » et « froid » par Walter Mischel.
Les deux modes de fonctionnement du cerveau
Le premier mode de fonctionnement du cerveau est le système émotionnel impulsif, aussi appelé le système limbique, un ensemble de structures cérébrales primitives situées sous le cortex, au-dessus du tronc cérébral, présentes depuis les débuts de notre évolution. Elles régulent nos instincts élémentaires et les émotions essentielles à notre survie : la peur et la colère, la faim et le désir sexuel.
Le mode de fonctionnement du système « chaud » n’a pas vraiment changé depuis les origines de l’humanité : une réaction impulsive face à des stimuli émotionnels forts, sur le mode « fonce ! ». C’est ce qui nous permet d’éviter une voiture en plein dérapage sur l’autoroute, ou d’avoir une vie pleine d’excitation. Mais c’est aussi ce qui nous coûte justement un certain nombre de dérapages…
De son côté, le système « froid » est le système rationnel. « Cognitif, complexe, réfléchi, il s’active aussi plus lentement. Situé principalement dans le cortex préfrontal, il joue un rôle critique lors des prises de décisions quant à notre avenir et dans nos efforts de self-control ».
Points fondamentaux : d’abord, les deux systèmes sont totalement dépendants, et fonctionnent en parfaite réciprocité. Si l’un prend le contrôle, l’autre est moins actif. Ensuite, en période de stress continu, comme dans la vie moderne actuelle, c’est toujours le système « chaud » qui va se mettre aux manettes – alors que c’est justement le moment où nous aurions le plus besoin du « froid » pour changer consciemment nos comportements et sortir de ce stress…
C’est ce qui va nous mener parfois à des conduites plus graves encore que celles que j’évoquais plus haut : tendus, stressés, épuisés, nous allons finir par « péter un câble », et « dire ses quatre vérités au patron en public, tant pis je m’en fous »… même si je carbonise mon image dans l’entreprise et dans tout un secteur d’activité. Ou bien que je vais « me lâcher un bon coup pendant le séminaire de la boîte » et que je vais terminer en état d’ébriété avancée.
Programmés génétiquement ?
La capacité au self control et à la focalisation sur une gratification différée semble essentielle pour conduire nos vies vers un bonheur durable. Mais est-ce que les expériences de Walter Mischel signifient que nos destinées sont programmées dès l’âge de 4 ans ?
Pendant des siècles nous avons cru que la capacité à se maîtriser était largement innée. Certains en disposent au berceau, tant mieux pour eux, ils sont génétiquement prédisposés à de hautes destinées. Les autres pourront juste essayer d’éviter les conséquences les plus graves de leur prédisposition à sauter sur la première source de plaisir.
Walter Mischel montre justement que cette image est fausse. D’abord parce que la frontière entre inné et acquis est aujourd’hui éminemment fluctuante. « Qui nous sommes et ce que nous devenons résulte de l’interaction entre l’influence de nos gènes et celle de notre environnement, en une chorégraphie extraordinairement complexe. Il est temps de mettre de côté la question ‘Quel pourcentage d’inné pour quel pourcentage d’acquis ?’ parce que nous ne pouvons pas y répondre facilement. Comme l’a dit naguère le psychologue canadien Donald Hebb, cela revient à se demander quel est le facteur déterminant pour mesurer la taille d’un rectangle : sa longueur ou sa largeur ? »[2]
Renforcement conscient
Quel que soit (ou plutôt ait été !) notre degré de résistance à la tentation à 4 ans, nous pouvons renforcer notre système « froid ». Dans son livre, Walter Mischel décrit un ensemble de techniques simples à comprendre, et que nous pouvons acquérir en les répétant jour après jour, avec toujours plus de facilité.
• Refroidir le présent et réchauffer le futur. « Notre cerveau est émotionnellement prédisposé à surévaluer les récompenses immédiates et à appliquer un énorme rabais sur la valeur des gratifications différées. Si nous voulons reprendre le contrôle de nous-mêmes, il nous faut donc inverser le processus en refroidissant le présent tout en réchauffant le futur. Les enfants de maternelle à fort report nous montrent comment faire. Ils apaisent la tentation brûlante de saisir la sucrerie en s’éloignant physiquement d’elle. Ils la repoussent de l’autre côté de la table, pivotent sur leur chaise et lui tournent le dos. Ils inventent des distractions tout en gardant leur objectif en tête. (…) ils transforment leur représentation de l’appât, le rendant plus abstrait et distant psychologiquement. »
• Construire et répéter à l’avance des stratégies « Si… Alors ». : « ‘Si je m’approche du réfrigérateur, alors je n’en ouvre pas la porte’, ‘Si je vois un bar ouvert, alors je traverse de l’autre côté de la rue’, ‘Si mon réveil sonne à 7 heures, alors je vais au club de gym’. Plus nous les rabâchons, plus nous les pratiquons, et plus nous les rendons machinaux. Nous supprimons la difficulté là où il est difficile de se contrôler. » Ou pour reprendre un des exemples que j’ai cités : « si les collègues me proposent d’aller déjeuner, alors je leur réponds que j’ai déjà acheté un sandwich ».
• La réévaluation cognitive. L’idée est d’imaginer le futur comme si c’était le présent, de rendre beaucoup plus vivantes, concrètes, les conséquences négatives d’un choix « chaud » et les conséquences positives d’un choix « froid ». Par exemple au moment où vous allez allumer une cigarette, visualisez, comme dans un film, la scène où le médecin vous annonce que vous avez une drôle de tâche sur un poumon, et en même temps la scène où vous finissez votre premier marathon !
Développer notre maîtrise de nous-mêmes est possible : nous devons activer délibérément notre système froid et réguler notre système chaud. L’idée n’est pas de vivre une vie privée de tout désir ni de toute joie immédiate ! Mais cette technique nous offre un vrai choix. Nous ne serons plus conditionnés par les provocations et les contraintes du moment (en particulier celles de la pub et du marketing).
J’ai refermé le livre de Walter Mischel avec une confirmation joyeuse : l’architecture de notre cerveau est bien plus malléable que nous ne nous l’imaginions, nous avons un rôle actif à jouer dans la vie que nous vivons.
[1] Traduit en français : Le Test du marshmallow: Les ressorts de la volonté, JC Lattès, 2015
[2] Pour tous ceux que les questions de la génétique et de l’environnement, de l’inné et de l’acquis, intéressent, je vous recommande vivement la lecture du chapitre 7 du livre de Walter Mischel : « Est-ce précâblé ? La nouvelle génétique ». C’est une synthèse passionnante, simple et claire, de l’état de la recherche en la matière.
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