Fiertés déplacées
Jan 14, 2023Retour sur un compliment qui me semble être en fait un piège pour celui auquel il s’adresse : « je suis fier de toi ». Je vous propose d’analyser pourquoi ce cadeau est en fait un vol… et quelles sont les alternatives vraiment généreuses !
Être fier de quelque chose, cela signifie tirer orgueil, ou satisfaction de quelque chose, d’une action, d’une réussite. Par exemple, « je suis fier de ce que j’ai accompli dans ma carrière ». Ou bien « je suis fier d’avoir réussi à garder mon calme », « je suis fier de mon idée ». La plupart du temps, il s’agit donc d’un signe de reconnaissance positif conditionnel, c’est-à-dire lié à une chose, à une caractéristique qui nous appartient. La version inconditionnelle, essentielle, « je suis fier de moi », serait une déclaration positive, joyeuse, d’estime de soi.
Dans tous les cas, la fierté appartient à celui ou à celle qui est à l’origine de l’action. Et le compliment doit rester auto-centré. Dire à quelqu’un « je suis fier de toi », ou « je suis fier de ta réussite », signifie que je m’attribue une partie de cette réussite.
Par exemple, si un manager dit à un collaborateur « je suis fier de ton travail », « je suis fier de la manière dont tu as conduit ce projet », le collaborateur pourrait penser « je ne vois pas pourquoi tu es fier, c’est moi qui ai fait le boulot ! ». Imaginez une scène où le manager de l’équipe dirait à son n+1 : « je suis très fier du travail de Jérémie ». Jérémie pourrait se dire « de quoi je me mêle ? Je peux être fier de mon travail, pas toi dont le rôle a été de me confier la mission et de me piloter quand j’en avais besoin ! »
Le manager peut légitimement éprouver de la fierté, mais pour son propre travail, pour sa participation au projet. Mieux vaut alors préciser de quelle partie il s’agit… Par exemple, remplaçons « je suis fier de toi » par « je suis fier que tu m’aies fait confiance, et que tu aies accepté mes conseils ». Ou bien « je suis fier que la technique que je t’ai proposée soit efficace ». En tant que manager, je m’envoie un signal de reconnaissance qui me concerne. Je n’ai pas à t’envoyer ma fierté pour ce que tu as fait.
Souvent, dire « je suis fier de toi » est un moyen de féliciter la personne. Mais alors, disons-le explicitement ! « Bravo ! Ce que tu as fait est remarquable ! » Ou bien « Je te félicite pour avoir réussi ce challenge compliqué ». Et ensuite éventuellement : « je suis fier de t’avoir choisi pour faire ce job ».
Restons au centre de nous-mêmes
Encore une fois, la fierté est un sentiment qui nous appartient pour quelque chose que nous avons fait. Toutes les confusions autour de ce sentiment de fierté mettent en évidence des confusions entre moi et l’autre, des frontières qui ne sont pas suffisamment claires.
Parfois, certains vont remplacer le « je suis fier de toi » par « tu peux être fier de toi ». Mais de quel droit me dis-tu cela ? On dirait que tu me donnes la permission d’être fier de moi ! Ou bien je pense que j’ai bien fait, et je me donnerai moi-même l’autorisation d’être fier, ou bien je pense que je n’ai pas atteint l’objectif, et alors tout ce que tu me diras n’aura aucun effet. Inutile de renforcer ton message initial en disant « si, crois-moi, tu dois être fier de toi ! Il faut que tu sois fier ! » Après avoir reçu une permission inappropriée, je reçois maintenant une injonction toxique… donnée pourtant avec les meilleures intentions du monde !
Rétablir les frontières
Cette semaine j’ai discuté avec Antoinette[1] qui me disait que son père ne lui avait jamais fait de compliment pendant son enfance, ni pendant une grande partie de son âge adulte. Un jour un tiers lui avait dit : « tu sais, en fait ton père répète souvent, quand tu n’es pas là, à quel point il est fier de toi ». Bien sûr, Antoinette avait été émue par ce retour, tout en me disant « j’aurais quand même préféré qu’il me le dise en direct ! » Je lui ai demandé si elle n’aurait pas encore préféré que son père lui dise « je te félicite » ? Ou bien « j’admire ce que tu fais » ? Après un silence, Antoinette a juste chuchoté : « ah oui, ça, ça aurait été vraiment beau… »
J’ai déjà eu l’occasion d’en parler dans ces chroniques : prenons la responsabilité de nos émotions (ou sentiments) et de nos comportements, et laissons les autres responsables de leurs émotions et de leurs comportements. De la même manière que je ne peux pas être fier à la place de quelqu’un, je ne peux pas avoir honte pour quelqu’un ! Quand nous voyons une personne se comporter mal, interdisons-nous de dire « j’ai honte pour lui », ou pire encore « il me fait honte » !
Ce comportement ne nous appartient pas, et quand nous disons « j’ai honte pour lui », nous nous mettons à sa place, nous sommes en train d’oublier les frontières infranchissables qui existent entre nous deux. Tout ce que nous pouvons dire c’est : « j’aurais honte si j’étais à sa place », « j’aurais honte si j’avais fait cela » – ce qui nous rappelle justement que nous ne sommes pas à la place de l’autre…
La clé de l’autonomie
Le mécanisme s’enclenche souvent très tôt : beaucoup de parents, voulant sincèrement faire un compliment à leur enfant, lui dise « je suis très fier de toi ». Le risque c’est que l’enfant entende que la valeur de ce qu’il fait, ou de lui-même, dépend du jugement de ses parents – et non du sien propre. A l’âge adulte, il pourrait continuer à faire passer en premier le jugement des autres : collègues, clients, manager… mais aussi amis, conjoint…
Chaque année, je suis frappé de voir certains parents être transportés par les succès scolaires de leurs enfants. « Il a réussi son bac ! », « elle est entrée en école de commerce ! » Leurs yeux brillent, ils respirent fortement… on a parfois l’impression que c’est eux qui viennent de réussir le concours ! Et combien d’enfants qui – c’est logique – font telles ou telles études pour faire plaisir à leurs parents…
Le cadeau que peut faire un parent, c’est justement de dire « bravo pour ce que tu as fait », ou bien « ce que tu as fait n’est pas ok », « je ne suis pas d’accord »… et de toutes façons je t’aime. Progressivement, l’enfant va enregistrer que sa valeur est inconditionnelle, qu’elle ne dépend pas de la qualité de ce qu’il fait ou ne fait pas. Et bien sûr il apprendra aussi que cela ne signifie pas qu’il peut faire n’importe quoi ! A l’âge adulte, la personne saura que la fierté qu’elle ressent pour elle-même, ou à propos de ses actions, ne doit pas dépendre de ce que les autres ressentent.
Voir les autres heureux de ce que j’ai fait, c’est bonus. Mais je n’ai pas besoin de validation externe – sinon cela signifie que je ne suis pas seul aux commandes de ma vie. La valeur de ce que je fais dépend d’abord de mon jugement, que je peux ensuiteaffiner en fonction des jugements, émotions, analyses des autres. Je vais bien sûr être attentif aux retours des personnes qui m’entourent. Mais je reste pleinement libre de ce que je vais en faire.
Dans un couple, dire « je suis fier de toi » peut sembler un beau compliment. En réalité, je trouve plus beau de dire « je suis heureux de te voir réussir dans ce que tu entreprends » et « je suis fier que tu m’aies choisi, de faire partie de ta vie », ou bien « je suis fier de ce que nous construisons ensemble ». Au travail, « bravo et merci pour tout ce que tu fais » et « je suis fier de travailler avec toi ».
Soyons fiers de nous-mêmes, quoi qu’il arrive, parce que notre valeur en tant qu’être humain est inconditionnelle. Soyons fiers de nos actions, de nos résultats, lorsque nous avons des raisons de le faire. Parmi ces raisons, nous pouvons tenir compte des félicitations, de la gratitude, de tous les signes de reconnaissance des personnes qui nous entourent. Mais ces retours doivent rester informatifs, secondaires par rapport à notre propre jugement sur nos actions et par rapport à la joieque nous ressentons. Et abstenons-nous d’imposer aux autres des fiertés déplacées…
[1] Le prénom a été bien sûr modifié
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