« Vous n’êtes pas sans savoir… »

May 28, 2022
« Vous n’êtes pas sans savoir… » Aurélien Daudet

Aujourd’hui je vous propose de nous arrêter sur une expression apparemment « bien élevée », souvent considérée comme élégante, et pourtant porteuse de tensions à brève échéance. Cette expression, c’est la très chic « vous n’êtes pas sans savoir », qui se promène souvent avec sa petite sœur, un peu moins connue, « vous n’êtes pas sans ignorer », et leur cousine « il est inutile que je vous rappelle ».

Les doubles négations sont souvent vues comme un signe de style, une manière se distinguer d’un usage bassement utilitaire de notre langue. Parler en style direct serait un peu trop simple, faire des phrases compliquées serait un signe de – bonne – éducation. En 1860, Félix Bourier, dans son Coup d’oeil sur l’origine et le développement de la langue et de la littérature françaises, note cet « emploi, on pourrait dire abusif de la négation », en particulier avec les verbes « pouvoir, cesser, oser, savoir ».

Mais que peut l’avis du pauvre Félix, totalement inconnu aujourd’hui, contre le poids de l’Académie Française ? Chargée de « contribuer au perfectionnement et au rayonnement des lettres », elle écrit sur son site internet :

« Vous n’ignorez pas que…, Vous n’êtes pas sans savoir que… sont d’aimables formules qui rendent hommage aux connaissances de l’interlocuteur ou permettent parfois un rappel opportun de quelque point essentiel qui aurait pu lui échapper. Une fâcheuse confusion fait que l’on entend parfois ‘Vous n’êtes pas sans ignorer que…’, assertion peu flatteuse pour l’interlocuteur et qui peut faire naître quelque malentendu ».

N’en déplaise aux Immortels, peu de gens voient la différence entre ces différentes tournures et nous n’y verrons jamais une « aimable formule » qui « rend hommage » à nos connaissances. Ou je le sais, et donc ce « rappel » est inutile, ou je ne le sais pas, et je risque de traduire votre phrase comme : « c’est étrange que vous ne le sachiez pas, ça n’est pas normal ». La double négation « vous n’êtes pas sans savoir » sera donc souvent interprétée comme une critique à peine voilée, et je vais conclure « il me prend pour un idiot ».

Quand nous disons « vous n’êtes pas sans savoir », nous avons enclenché un processus mental semi-conscient qu’en Analyse Transactionnelle on appelle « sois parfait ». Je mets une sorte de condition cachée à la suite de nos échanges : « montrez-moi d’abordque vous avez la même exigence que moi, et nous pourrons discuter ». C’est la même exigence implicite qu’on retrouve dans des expressions comme « j’aurais quand même une question », ou « pouvez-vous me dire précisément quel est le sens de ce projet ».

Pour les personnes qui disent ces phrases, le « quand même » ou le « précisément » ne représentent rien de particulier. En fait, ils demandent aux autres d’être plus précis. Conséquence : les personnes qui reçoivent ces phrases peuvent activer à leur tour leur séquence de stress, une sorte de réponse pré-programmée.

Pour reprendre notre exemple du jour, « vous n’êtes pas sans savoir que… », nous pourrions avoir des réponses telles que :

– « Pouvez-vous être plus explicite » (je vous demande à mon tour d’être parfait) – « Je ne suis pas sûr de complètement comprendre votre question » (je m’inquiète de ne pas être parfait) – « Euh… attends, je ne comprends pas là… » (je fais des efforts pour comprendre) – « Oui, bien sûr, pardon ! » (je veux te faire plaisir) – « Tu veux dire quoi, là ? » (montre-moi que tu es fort, et je te répondrai) – « Ok… » (il faut que je montre que je suis fort, et que je reste impassible) – « Oui ! Bien sûr ! Tout de suite ! Je te réponds ! » (il faut que j’aille vite, que je réponde vite !)

Quand vous me dites « vous n’êtes pas sans savoir que… », vous me demandez de confirmer que j’ai une opinion sur le sujet. Or je n’ai pas forcément envie, ni besoin, d’avoir une opinion sur ce point. Peut-être que ce sujet ne me concerne pas, que je ne veux pas y accorder de l’intérêt – de l’importance, et que je vais vous écouter uniquement à cause de cette contrainte légère dans votre phrase.

Je vais le faire en activant à mon tour ma porte d’entrée dans le stress, l’un des drivers de l’Analyse Transactionnelle : « fais plaisir », « sois fort », « fais des efforts », « sois parfait », ou le dernier de la bande : « dépêche-toi ».  Et nous pourrions continuer à nous enfoncer dans le stress, dans une communication inefficace.

Quelles sont les solutions ?

Si vous vous entendez dire ce genre de phrases « exigeantes », remplacez-les par leur version positive. Par exemple :

• « Vous n’êtes pas sans savoir que » – « Il est inutile que je vous rappelle » -> « Savez-vous que… » – « est-ce que vous êtes d’accord avec moi sur • Il faut savoir -> « C’est important pour moi de vous dire que » ou « il est important pour moi que vous sachiez que » • « J’aurais – J’avais quand même une question » -> « J’ai une question : »

Et si vous êtes en face de quelqu’un qui vous dit l’une de ces phrases « exigeantes », je vous propose la phrase qui m’a très souvent tiré d’affaire : je commence ma réponse par « je vois que c’est quelque chose d’important pour vous. » Je montre à la personne que j’ai vu son exigence et que je la juge positivement. Il est fort probable que ses prochaines phrases seront en positif.

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