Sortir de l’écoute schizophrénique

Jan 28, 2023
Sortir de l’écoute schizophrénique - Aurélien Daudet

Pourquoi est-ce qu’il est si difficile de comprendre les personnes en face de nous ? Parce que nous ne les écoutons jamais vraiment. En réalité, nous nous débattons entre plusieurs voix, cherchant désespérément à mettre de l’ordre dans un torrent d’informations contradictoires. Dans cet article je vous propose deux clés simples pour sortir de cette impasse.

Il y a quelque temps je profitais du soleil à la terrasse d’un café. J’avais pris un bouquin un peu au hasard en partant de chez moi, et très vite je me suis rendu compte qu’il n’avait aucun intérêt. Pas très grave, il me restait toujours l’un de mes jeux favoris : regarder les gens et observer comment ils communiquent.

Assis à deux tables de la mienne, un homme et une femme en train de converser. A priori, un échange classique entre deux amis, qui se racontent les deux ou trois nouveautés de la semaine écoulée. Après quelques minutes, l’une aborde un sujet un peu plus « chaud », ses difficultés avec sa manager. « Tu comprends, elle ne m’écoute jamais, j’ai l’impression qu’elle s’en f… de ce que je pense, pendant nos points elle fait juste ‘hmm’ en hochant la tête… j’en ai ras le bol ! ». Suivirent quelques phrases classiques sur les difficultés de la vie en entreprise, et sur le fait qu’un jour ou l’autre elle va tout plaquer pour aller… ailleurs.

Ce qui m’amuse, ça n’est pas tellement le contenu de cet échange, mais plutôt le processus. La jeune femme ne semble pas s’apercevoir que son vis-à-vis se comporte exactement comme la manager qu’elle critique vigoureusement. Les jambes croisées, il est assis de travers sur sa chaise et son regard hésite entre le bout de sa chaussure, les personnes qui passent sur le trottoir, un papier qui vole dans un rayon de soleil… Son visage n’exprime pas vraiment d’émotions, il se contente de hocher la tête à intervalles irréguliers.

A la fin d’une tirade bien sentie sur « ces personnes qui se disent managers alors que franchement ils n’ont pas la moindre idée de ce que ça veut dire », la jeune femme s’arrête. A ce moment-là son vis-à-vis se redresse, pivote sur sa chaise, s’avance en s’appuyant sur la table et déclare « et ben moi, c’est pareil… ». Son visage s’anime, il se met à parler de ses difficultés au boulot (ce qui est le seul point commun en fait avec ce que son amie vient de raconter), ses gestes et sa voix s’animent.

Mais ce monologue devient bientôt un soliloque : la jeune femme silencieuse semble perdue dans ses pensées, comme si elle était encore davantage dans ce qu’elle vient de raconter… que dans le récit que son compagnon est en train de lui faire.

Cette scène doit vous sembler banale, au boulot comme en-dehors ! Combien de réunions de brainstorming, de comités de pilotage, de rendez-vous commerciaux, de déjeuners de famille, de négociations avec le maçon, d’entretiens d’embauche et de négociations salariales… sont en fait des échanges aveugles, des bouteilles à la mer envoyées tristement dans les grands vides qui nous séparent !

 

Ecoute schizophrénique

 

Chris Voss, ancien patron au FBI des négociations pour les prises d’otages à l’international, est pour moi l’un des meilleurs auteurs et formateurs sur la négociation. J’ai repris cette semaine son bouquin phare, Never Split the Difference (dont je vous ai parlé il y a un an tout juste), et plus particulièrement le chapitre 2 où il montre comment « ne pas être schizophrène » est la première clé pour réussir à communiquer efficacement.

Il explique en particulier : « Pour les personnes qui considèrent la négociation comme une bataille d’arguments, ce sont les voix dans leur propre tête qui les submergent. Lorsqu’ils ne parlent pas, ils pensent à leurs arguments, et lorsqu’ils parlent, ils présentent leurs arguments. Souvent, ceux qui se trouvent de part et d’autre de la table font la même chose, si bien que vous avez ce que j’appelle un état de schizophrénie : tout le monde ne fait qu’écouter la voix dans sa tête (et pas bien, car ils font sept ou huit autres choses en même temps). On peut avoir l’impression qu’il n’y a que deux personnes dans une conversation, mais en réalité, il s’agit plutôt de quatre personnes qui parlent toutes en même temps. »[1]

Nous ne pouvons pas maintenir durablement ces deux dialogues, un à l’extérieur, et un à l’intérieur, invisible. Parce que cette « conversation » interne est comme une boule de neige qui grossit à chaque seconde, qui se gonfle en accumulant toujours plus d’informations, de faits et d’émotions. Ce qui est dit par notre interlocuteur, la manière dont il le dit, les silences, les fins de phrases tronquées qui indiquent d’autres portes et qu’il faudrait creuser…

En face, il se passe probablement la même chose : votre interlocuteur « entend » lui aussi « dans sa tête » vos possibles objections, vos anciennes discussions, ou des conversations avec d’autres personnes, des fragments de mémoire qu’il cherche à confirmer, à aligner avec ce qui est en train de se passer ici et maintenant. Des dizaines, des centaines d’informations avec lesquelles il « négocie » intérieurement… comme vous êtes en train de le faire.

Les deux personnes veulent vraiment communiquer, je ne remets pas du tout en question la sincérité de leur intention ! Mais c’est comme si elles le faisaient tout en essayant de garder une oreille « intérieure » tournée vers une radio qui diffuserait en permanence un commentaire de ce qui est en train de se passer ! C’est absolument épuisant – parce que cela dépasse totalement les capacités de notre cerveau.

Dans l’une des études les plus connues sur le fonctionnement de ce dernier, George A. Miller a montré que nous ne pouvons pas retenir plus de 7 informations, « plus ou moins 2 »[2]. Un demi-siècle plus tard, Nelson Cowan[3] a ramené ce chiffre à seulement « 4 bouts d’informations » – au-delà notre mémoire immédiate est totalement saturée.

Peu importe finalement le seuil exact. Ce que nous devons retenir, c’est que notre cerveau est totalement incapable de retenir la quantité considérable d’informations échangées pendant seulement 5 minutes d’une conversation, même banale, sans enjeu particulier. Or, le but obsessionnel de notre cerveau est de nous fournir de la cohérence dans un univers complexe et insaisissable dans son intégralité. Notre machine à penser est donc confrontée en permanence à une angoisse fondamentale : qu’est-ce que je garde qu’est-ce que j’efface ? Quelles sont les informations inutiles maintenant mais peut-être utiles dans peu de temps, celles utiles maintenant, mais inutiles dans la suite de la relation… Pour ne rien perdre, notre cerveau regroupe. Il fait des liens, des paquets plus ou moins cohérents d’infos. « Ah oui – ça il l’a déjà dit, ça je sais, ceci c’est en fait cela… » Problème : dans ce processus, il transforme.

Par exemple notre interlocuteur dit : « ce que je recherche c’est un cadre de travail agréable, où je me sentirai accueilli, avec un manager à l’écoute et qui me donnera une feuille de route claire » – et vous allez répondre « ok, je comprends, ce que tu veux c’est un environnement de travail bienveillant ».

Aucun des mots que vous venez de prononcer ne correspond à ceux de la personne en face de vous. Pourquoi ? Parce que dans sa phrase il y a au moins 8 informations à retenir :

. Cadre de travail
. Agréable
. Se sentir
. Accueilli
. Manager
. A l’écoute
. Feuille de route
. Claire

Je dis « au moins », parce qu’en réalité chaque mot que je viens de séparer est une information qu’il faudrait creuser : à quoi pense cette personne quand elle dit « cadre de travail » ? « Se sentir » cela correspond à quoi dans son cadre de référence… ?

… C’est trop. Votre cerveau est en surchauffe. Et je ne parle que d’une conversation simple ! C’est évidemment bien pire dans un échange à fort enjeu, à haut niveau de stress. Tous les voyants sont au rouge, la seule solution pour calmer le jeu, c’est de réduire le nombre d’infos. Il commence par élaguer, supprimer, et regrouper à vitesse grand V pour récupérer de la bande passante. Mais ce jeu d’analyse-synthèse express a plusieurs conséquences immédiates et toutes négatives pour la communication.

. Cela vous demande une énergie énorme, sans que vous vous aperceviez peut-être, et donc vous allez vite trouver cette conversation très fatigante
. Pendant que vous faites ce travail de « réduction » de l’information en interne, vous êtes moins concentré sur ce qui se passe en face de vous, sur ce que la personne dit dans ses mots et dans son corps. Vous allez certainement perdre des infos essentielles.
. Votre attention étant tournée en grande partie vers « l’intérieur », votre corps va « figer » : votre regard va souvent « chasser », n’être plus en relation avec la personne en face de vous, vous n’êtes plus en lien émotionnel avec l’autre, donc votre visage va s’éteindre, votre voix devenir monocorde, peut-être même votre posture va-t-elle s’affaisser, basculer en arrière.

Regroupez tous ces signaux et c’est comme si vous veniez d’enfiler un T-Shirt fluo où il serait écrit en lettres clignotantes : « si, si, je t’écoute ! » Évidemment la personne ne va pas vous faire confiance, va se « fermer » et vous n’aurez plus d’informations.

. Pire ! Comme votre interlocuteur, devenu méfiant, va se taire, vous allez penser qu’il a fini sa partie. Comme votre cerveau n’en peut plus, qu’il a besoin de « purger », il va sauter sur l’occasion et ouvrir enfin la « bonde » de votre esprit, pour déverser toutes les réponses que vous avez accumulées… sur la tête de votre interlocuteur.

Pas étonnant que si la personne en face de vous cherche à dire quelque chose, vous répondiez « ah non ! Pardon ! Je t’ai écouté jusqu’au bout, maintenant c’est mon tour ! » Et tout le processus schizophrénique recommence.

 

Deux techniques simples pour changer le processus

 

Pour sortir de cette impasse épuisante, je vous propose deux techniques, basiques.

. D’abord, l’utilisation d’un autre processus classique de notre cerveau : son envie profonde de « fermer les portes ».
. Ensuite, le recours à un procédé de haute technologie… né il y a 5000 ans.

. « Close the loops », ou en français dans le texte – fermer les boucles. En 1927, la psychologue russe Bluma Zeigarnik a mené une expérience montrant que les personnes se souvenaient deux fois plus des tâches qu’elles n’avaient pas réussi à finir que de celles qui avaient été « bouclées ». Dans le premier cas, le cerveau restait en quelque sorte « bloqué » sur ce qui restait à faire, tandis que dans le second cas, il se produisait une « détente émotionnelle » qui permettait de les « classer ». Un certain nombre d’analystes du comportement ont utilisé « l’effet Zeigarnik » pour montrer que ces « boucles restées ouvertes », hautement consommatrices d’énergie, ralentissaient, compliquaient le fonctionnement de notre cerveau.

Comment utiliser cet effet au service de la communication ? En expliquant à notre cerveau que dans un premier temps la tâche à réaliser ça n’est pas la réponse. C’est l’exploration complète du cadre de référence de notre interlocuteur. Si nous disons à notre « muscle pensant » que sa tâche n°1 c’est de comprendre comment la personne en face de nous voit le monde, et qu’il ne pourra passer à l’étape réponse qu’ensuite, il va pouvoir se concentrer pleinement sur cette boucle à fermer. Le discours interne, schizophrénique, que nous entretenons pour pouvoir répondre le plus vite possible… va s’arrêter net.

. Prendre des notes. Il y a quelques milliers d’années l’espèce humaine a inventé l’écriture pour garder des traces durables de ce qu’elle vivait, pensait, imaginait. Je suis très frappé de voir qu’aujourd’hui nous nous éloignons de plus en plus de cette technique fondamentale. Nous faisons de plus en plus confiance aux machines pour enregistrer, retranscrire, stocker à notre place. Nous pensons que communiquer vraimentc’est être juste « dans l’instant » avec ceux à qui nous parlons, sans rien qui puisse interrompre ce flux.

Toute la première partie de cet article vous a j’espère montré que cette image de la communication « fluide » est un mythe. Et justement, si nous voulons rester dans un lien vrai avec les autres, nous devons libérer régulièrement notre cerveau. Donc prenez des notes ! Ecrivez[4] les informations qui vous sont données, parce que cela permettra :

. De rassurer votre cerveau : « c’est écrit, ok je n’ai plus besoin de m’en souvenir, je peux revenir à ce qu’il est en train de me dire »
. De vous donner le temps de souffler : pendant que vous écrivez, des silences s’installent, ce qui permet à tout le monde de réfléchir
. D’augmenter la confiance de vos interlocuteurs : « ce que je dis est important à ses yeux, puisqu’il l’écrit »
. D’aller plus loin dans la découverte : « en lisant ce que je viens d’écrire, je me rends compte que je ne sais pas ce que ce mot signifie pour lui – mieux vaut que je lui demande plutôt que de faire de la lecture de pensées, d’imaginer ce qu’il pense ».

Sans doute mon passé de journaliste m’a-t-il montré l’utilité de prendre des notes. J’ai très vite compris qu’enregistrer toute l’interview sur un dictaphone était totalement contre-productif : réécouter toute l’interview c’était bosser deux fois plus et j’allais quand même devoir faire le tri. Donc autant le faire « en live », en prenant des notes et en creusant les points qui ne me semblaient pas clairs au fur et à mesure.

Imaginez maintenant un journaliste qui ne prendrait pas de notes, qui se contenterait d’être assis en face de vous : est-ce que vous ne le trouveriez pas un poil dilettante ? Est-ce que vous ne penseriez pas que prendre des notes c’est justement montrer qu’il est intéressé, qu’il veut vraiment creuser le sujet ? Alors expliquez-moi pourquoi réserver à cette profession une technique qui a l’air si puissante… et si ancrée en nous ?

 

Peut-être qu’en lisant cet article vous aurez d’abord pensé « c’est vrai, malheureusement ça se passe souvent comme ça… » Peut-être qu’en suite vous vous serez dit : « évidemment, c’est du bon sens. Je comprends pourquoi ça bugue ». Mais ce que j’espère vraiment c’est qu’à la fin vous vous serez dit « banco, je vais tester ce qu’il propose ! » Si c’est le cas, faites-moi une faveur, comme disent les Espagnols, racontez-moi. Vos retours sont précieux, vos analyses, commentaires, les tests de ces techniques… c’est la seule récompense que j’attends de ces articles.

 

 

[1] Chris Voss, Never Split the Difference, chap 2 « Be a mirror », HarperCollins, Kindle Editions, p. 28. Traduit en français : Ne coupez jamais la poire en deux, Editions Pocket.

[2] George A. Miller, « The Magical Number Seven, Plus or Minus Two: Some Limits on Our Capacity for Processing Information »,Psychological Review 63, no. 2 (1956): 81–97

[3] Nelson Cowan, « The magical number 4 in short-term memory: A reconsideration of mental storage capacity » Behavioral and Brain Sciences 24 (1) (2001) :87-114

[4] J’insiste sur « écrire » à la main, pas sur votre ordinateur. Je connais toutes les raisons pratiques de l’écriture sur clavier, que j’utilise d’ailleurs pour écrire cette chronique. Mais écrire à la main a des effets profonds sur le fonctionnement de notre cerveau. En plus, si vous écrivez à la main, votre regard et votre attention reviendront beaucoup plus vite sur vos interlocuteurs. Une idée pour ceux qui voudraient réunir écriture à la main sans papiers qui se perdent : la tablette Remarkable, sans connection à internet pour rester concentrés, avec un écran qui ne brille pas pour ne pas attirer les regards, et avec un crayon qui donne réellement l’impression d’écrire sur une feuille (j’ai abandonné l’iPad).

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