« Prendre du recul », jusqu’où ?

Nov 05, 2022
« Prendre du recul », jusqu’où ? Aurélien Daudet

Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas joyeusement mis au boulot pour démonter une expression courante de « motivation », et je veux vous montrer pourquoi la consolante « prendre du recul » me semble être un piège de première catégorie. Je remercie celle avec qui j’ai échangé sur le sujet et qui m’a dit : « t’es dans le juste, fais ton article ! » Vous me direz ce que vous en pensez…

Il faut prendre du recul, prendre de la hauteur, prendre de la distance… S’écarter de la situation pénible serait un moyen efficace pour aller mieux. La devise sous-jacente : « Relativiser et s’apaiser ». Pourquoi pas… Mais cet apaisement ne peut être que transitoire si on ne règle pas le problème d’origine – et c’est justement là que « prendre du recul » n’aide pas vraiment…

Cette expression me fait irrésistiblement penser aux premières photos et aux récits des astronautes du programme Apollo. C’est vrai que depuis la Lune, la Terre est belle, apaisée, les conflits et les drames semblent avoir disparu. Mais ils sont en fait toujours là, et changer d’échelle n’est qu’une illusion, qui entretient la passivité. Comme cet homme qui était gravement malade, et qui se contentait de répéter « tu sais, ce qui m’arrive, par rapport à la faim dans le monde, ça n’est finalement pas si grave… » A tout relativiser, on ne fait plus rien.

Répéter « il y a des gens qui ont des problèmes plus graves » ou « je ne vais pas me plaindre, le reste ça va », ça ne console pas vraiment, et ça ne permet pas d’avancer. Dans les deux cas, il y a l’idée sous-jacente qu’on ne peut rien faire contre une quantité « raisonnable » de problèmes, « qu’on devrait déjà être heureux d’en avoir moins que d’autres », ou même – soyons fous – « moins que la moyenne ». Symétriquement, on n’aurait droit qu’à une dose limitée, « raisonnable » de joies, et on devrait déjà se satisfaire de ce qu’on a. Je trouve cette perspective réductrice et passive dans la conduite de sa propre vie.

 

Redescendre dans la vie

 

… En plus, on ne peut pas rester indéfiniment sur la Lune. Même si nous rêvons parfois de vivre en ermites, nous savons que nous avons un besoin fondamental des autres êtres humains. La vie en groupe est inscrite dans la mémoire de notre espèce, depuis l’époque des cavernes où rester seul était synonyme de mort quasi immédiate. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous passer des relations avec les autres. Donc « prendre de la hauteur » n’aura qu’un temps et nous devrons assez vite retrouver ce qui dysfonctionne. Autant régler ce qui ne va pas et construire ainsi des relations nourrissantes.

L’un des indicateurs les plus efficaces pour justement construire des relations positives, ce sont nos émotions. Or cette « prise de distance » a souvent aussi la connotation de « garder la tête froide », interprétée comme « ne pas se laisser envahir par les émotions ». Certains en arrivent à se couper de ses émotions, ce qui est une très mauvaise idée en matière de prise de décisions.

 

Les émotions nous aident à décider

 

Pendant une bonne partie de notre histoire, nous avons valorisé les principes rationnels, explicitement formulés, comme la base d’une conduite saine. Darwin avait déjà commencé à secouer ce principe, avant que les recherches des neurosciences n’établissent complètement l’importance des émotions à la fin du XXème siècle.

Dans son livre fondateur, L’Erreur de Descartes, le chercheur portugais Antonio Damasio étudie un certain nombre de cas de dommages influés au cerveau, leurs conséquences sur les comportements, et développe une théorie des marqueurs somatiques, des ancrages corporels qui interviendraient dans notre prise de décision.

Sa conclusion : « Les pulsions biologiques, les états du corps et les émotions constituent sans doute le substrat indispensable de la faculté de raisonnement »[1]. Détournant l’expression de Pascal, il ajoute : « l’organisme a certaines raisons, que la raison doit absolument prendre en compte »[2]… sous peine de faire des erreurs graves. Très concrètement, « il semble bien qu’il existe un fil conducteur reliant, sur le plan anatomique et fonctionnel, la faculté de raisonnement à la perception des émotions et au corps »[3].

Si nous nous sentons « débordés » par nos émotions, c’est précisément parce que nous avons cherché à les écraser, à nous en  détacher, pour analyser froidement une situation. « Prendre du recul », c’est accentuer encore le phénomène. Nos émotions, n’ayant pas rempli leur fonction d’indicateurs vis-à-vis de notre environnement, et de source d’énergie pour rétablir l’équilibre vis-à-vis de cet environnement, vont encore plus escalader. Cela se terminera par des explosions (rage, crise de larmes, fous rires incontrôlables…), avec parfois même à terme des usures physiques (insomnies, ulcères, hypertension artérielle…)

 

Quelle hauteur ?

 

Prendre du recul ne nous apportera rien en soi. C’est un moyen pour nous remettre en mouvement dans la foulée (c’est le cas de le dire). La bonne « hauteur », ce serait celle de la vigie qui en haut du mât indique les obstacles et surtout redonne le cap à suivre pour ajuster l’itinéraire et atteindre le but final.

Bien sûr, la félicité permanente est un mythe. Nous ne pouvons empêcher que le monde ou les autres soient parfois sources de troubles, et il faut accepter que parfois les choses n’aillent pas bien. Mais l’ambition c’est quand même que ce soit le moins souvent possible, et pour cela nous devons rester fermement aux commandes.

Je pense profondément que la seule perspective saine, c’est de tout mettre en place pour conduire notre vie dans la joie, toute la joie possible. Notre devoir est d’utiliser notre puissance, celle de nos émotions et de notre volonté, pour faire des choix en ce sens, et construire, pas à pas, notre bonheur.

 

 

[1] Antonio Damasio, L’Erreur de Descartes : la raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 274

[2] Ibid., p. 275

[3] Ibid., p. 331

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