Marcher et sourire, clés méconnues de la créativité

Mar 03, 2023
Marcher et sourire, clés méconnues de la créativité - Aurélien Daudet

J’ai une passion pour les outils simples, de bon sens, immédiatement applicables, pour nous simplifier la vie. Dans cette chronique, je vous en propose deux (sans supplément !), avec comme d’habitude diverses preuves de leur efficacité.

Alice Isen était professeur de psychologie et de marketing à l’université de Cornell, dans l’état de New York. Jusqu’à sa mort en 2012, elle a consacré l’essentiel de sa recherche sur l’influence des émotions positives sur nos relations, nos pensées et nos décisions.

Elle a par exemple montré[1] que lorsque nous étions de bonne humeur, nous étions plus disposés à aider nos prochains. Des étudiants à qui on distribuait des cookies à la bibliothèque se portaient plus facilement volontaires pour participer à une expérience et d’autres qui trouvaient « par hasard » une pièce dans une cabine téléphonique allaient beaucoup plus facilement aider une personne qui venait de laisser tomber ses dossiers.

Dans une autre étude[2], Alice Isen a souligné que « dans la plupart des cas, l’affect positif améliore la résolution des problèmes et la prise de décision, ce qui conduit à un traitement cognitif non seulement souple, innovant et créatif, mais aussi minutieux et efficace ». Par exemple, de jeunes médecins « dans un état d’esprit positif » allaient chercher davantage d’informations que les autres, imaginaient davantage d’hypothèses et arrivaient au final à un diagnostic plus juste.

Je sais maintenant pourquoi j’ai toujours été très souriant et blagueur quand je rencontrais un médecin, même quand j’avais envie de râler et de critiquer parce que j’avais mal ou que j’avais trop attendu…

 

« Ça n’est pas toujours possible de se marrer »

 

Pour tous ceux qui pensent « qu’on ne peut pas toujours se marrer », et que « malheureusement il y a toujours une partie du boulot qui n’est vraiment pas fun », je citerai[3] encore la remarquable Alice Isen : les personnes dans un état d’esprit positif sont capables de mener à bien des tâches « nécessaires » mais sans grand intérêt, tout en consacrant aussi du temps à des activités nettement plus plaisantes.

Comment arriver à sourire ? Rassurez-vous, les expériences de la señora Isen montrent aussi qu’il ne faut pas grand-chose. J’ai déjà cité les cookies et la pièce de monnaie « abandonnée », dans les autres expériences elle utilise en général un petit sachet de confiseries ou un extrait de quelques minutes d’un film comique. Ça ne représente pas un investissement excessif…[4]

Pour tous ceux qui ont travaillé avec moi, vous comprenez maintenant pourquoi je fais souvent le clown pendant mes formations ! On réfléchit mieux, on fait de nouvelles connections mentales, on collabore mieux avec les autres, et on se souvient mieux de ce qu’on a appris. (Bonne nouvelle pour ceux qui auraient enviede me faire bosser : c’est sans supplément.)

Confrontés à des « to-do-lists » peu motivantes, nous avons parfois tendance à nous fermer, prendre un visage « sérieux », rentrer la tête dans les épaules et nous dire « bon, ben quand il faut y aller… ». Erreur ! Mieux vaut sourire ou rire un bon coup, commencer par faire des choses plaisantes pour nous mettre de bonne humeur, et ensuite « faire ce qu’il y a à faire » : nous ne l’aborderons plus comme une corvée. D’autant plus que nous aurons plus d’idées nouvelles, nous collaborerons mieux avec les autres, et nous tiendrons plus compte de leurs suggestions[5].

La culture de l’effort, considéré comme une valeur en soi, est une ânerie ! J’ai entendu des histoires où des élèves qui rament reçoivent plus de félicitations que ceux qui réussissent facilement. La conséquence, ce sont des enfants qui enregistrent que pour être valorisé, il vaut bien mieux « galérer » que réussir. Pas étonnant que je rencontre dans mes stages tant d’adultes qui me disent, d’un air mi-navré, mi-constipé : « ok Aurélien, je vais essayer ». Ils ont l’impression qu’ils sont « ok » en disant cela, alors qu’ils se condamnent à en ch… et probablement à ne pas réussir.

Ce qu’il faut, c’est avoir envie de réussir, d’atteindre des objectifs, et c’est avoir l’énergie de les garder dans le viseur, de persister… malgré les contre-temps, les difficultés possibles. Et pour cela, le meilleur moyen… c’est le plaisir ! La joie est un formidable levier de réussite.

 

Faire quelques pas

 

Au-delà de solutions du type « bonbons, caramels, esquimaux, chocolats » (comme on disait encore quand les cinémas avaient un entracte), j’ai réfléchi à des moyens plus durables d’entretenir un état d’esprit positif… et productif. Et j’ai repensé à une étude de l’université de Standford[6] dans laquelle deux chercheurs montraient que marcher, à l’intérieur comme à l’extérieur, augmentaient significativement la créativité des personnes testées, pendant et juste après la marche. Trois expériences mesuraient la capacité des personnes à trouver des utilisations originales pour différents objets. Et les capacités créatrices augmentaient respectivement de 81, 88 et 100% chez les « marcheurs » par rapport aux « assis ».

Dans une dernière étude, les chercheurs mesuraient la capacité à proposer une phrase avec une analogie de sens : par exemple « la lente agonie d’une rivière » pour « une bougie qui brûle lentement ». Et là encore, 100% des marcheurs étaient capables de proposer au moins une analogie, contre seulement 50% des personnes restées assises.

Marcher est l’un des moyens les plus efficaces pour ne pas rester coincé sur un problème, voir la situation d’un œil neuf et imaginer de nouvelles pistes. Attention, marcher ne serait en revanche pas du tout efficace pour se focaliser, pour rentrer dans un mode de pensée « concentrée ». Dans une dernière expérience, les chercheurs de Standford proposaient aux personnes de trouver un mot qui pourrait être utilisé en association avec trois autres (par exemple « bleu » pour « ciel », « bleu » et « coulant »). Et cette fois les marcheurs étaient battus par les assis.

 

Audiard – Aristote, même combat

 

Marcher, c’est souvent une bonne idée – comme le rappelle aussi ce classique du cinéma français, Un Taxi pour Tobrouk, dialogué par Michel Audiard. Plus sérieusement, l’école d’Aristote avait déjà été baptisée « péripapéticienne » : le verbe grec περιπατέω signifie « circuler, aller et venir, se promener, et dans un sens particulier se promener en conversant avec qqn, en s’adressant à quelqu’un. »[7]

Aristote faisait ses cours en marchant, à la différence de son maître Platon : Cicéron explique dans les Académiques que « les partisans d’Aristote, reçurent le nom de péripatéticiens, parce qu’ils tenaient leurs conférences en se promenant dans le Lycée, et ceux qui en souvenir de Platon, continuèrent, suivant l’usage, de s’assembler et de converser dans l’Académie furent appelés académiciens, du nom même de l’endroit où ils se réunissaient. »        [8] (Si vous refusez de bouger, vous pourrez toujours dire que c’est parce que vous préférez Platon ou que vous voulez terminer quai Conti.)

 

Marcher… comment ?

 

Dans les entreprises, je vous conseille de faire des réunions courtes, où avec des pauses fréquentes, et dans des salles éloignées des machines à café ! Cela permettra à tout le monde de remettre en mouvement ses jambes… et ses neurones. Steve Jobs était connu pour ses réunions « en marchant », comme le rappelle Walter Isaacs dans sa biographie. Et si vous avez des entretiens téléphoniques où vous avez besoin de trouver des nouvelles solutions… essayez de vous lever et de discuter en faisant les cent pas.

Enfin, vous entraîner à marcher régulièrement seul peut devenir une magnifique porte vers la créativité, une ouverture à l’introspection et à l’imagination. Jon Kabat-Zinn, l’un des plus importants ambassadeurs de la méditation « de pleine conscience », écrit dans Où tu vas, tu es : « Dans la méditation en mouvement, on se concentre sur la marche. Nous pouvons nous focaliser sur le pas, ou sur une décomposition du mouvement tels que le changement de poids, le déplacement ou le placement du pied, ou encore sur le mouvement de tout le corps. »[9] 

Pas besoin de faire des kilomètres ! Il ne s’agit pas du tout ici des 10000 pas conseillés pour notre santé physique. Jon Kabat-Zinn écrit : « Dans la méditation en marchant, on ne marche pas pour arriver quelque part. Habituellement, il s’agit d’aller et venir dans une sorte de rectangle ou de tourner en rond dans un grand cercle. Littéralement, il est plus facile d’être où l’on est quand on a nulle part où aller. »

Finalement, le mouvement « mindfulness » retrouve la tradition des moines qui méditent et prient dans leur cloître, espace ouvert vers le haut et fermé sur les côtés, ou des grandes demeures organisées autour d’un jardin carré, isolé du monde et lieu de concentration. La retraite de Montaigne, sa bibliothèque « au troisième étage d’une tour », est célèbre… mais il regrette justement qu’il ne soit pas possible de « coudre à chaque côté une galerie de cent pas de long et douze de large, de plain-pied », car « tout lieu retiré requiert un promenoir. Mes pensées dorment si je les assois. Mon esprit n’avance pas seul comme quand mes jambes l’agitent. »[10] Deux siècles plus tard, Rousseau laissera inachevées ses Rêveries d’un promeneur solitaire, un siècle plus tard, et encore un siècle plus tard Baudelaire fera du « flâneur » le figure de l’artiste moderne.

Marcher et sourire, deux activités peu consommatrices d’énergie, et pourtant tellement productives. Pas besoin de grands espaces, ni de grands moments, pour prendre un temps joyeux avec soi-même, et profiter du plaisir de sa marche. Ce fut le premier succès de notre vie, et cela reste l’expérience la plus simple et la plus immédiate d’un déséquilibre créatif.

 

 

 

 

[1] Alice M. Isen and Paula F. Levin, « The effect of feeling good on helping : cookies and kindness », Journal of Personality and Social Psychology, 48, 1972, pp. 1413-1426.

[2] Alice M. Isen, « An Influence of Positive Affect on Decision Making in Complex Situations: Theoretical Issues With Practical Implications », Journal of Consumer Psychology, 11(2), pp. 75–85

[3] Alice M. Isen and Johnmarshall Reeve, « The Influence of Positive Affect on Intrinsic and Extrinsic Motivation: Facilitating Enjoyment of Play, Responsible Work Behavior, and Self-Control », Motivation and Emotion, Vol. 29, No. 4, December 2005

[4] J’ai une vraie addiction au sucre, donc j’évite les confiseries, mais entre deux sessions de boulot je vais souvent regarder un extrait d’une émission fun sur YouTube (« The Graham Norton Show » ou « 8 of 10 cats does countdown » marchent pour moi quasi à tous les coups) et je constate que je suis toujours plus efficace ensuite. Le risque bien sûr, c’est de se réveiller après avoir regardé une heure de vidéos fun. Mais bon, c’est une boulimie qui a priori est moins mauvaise pour la santé…

[5] Alice M. Isen, Kimberly A. Daubman, Gary P. Nowicki, « Positive Affect Facilitates Creative Problem Solving », Journal of Personality and Social Psychology, 1987, vol. 52, N°6, pp. 1122-1131

[6] Marily Oppezzo and Daniel L. Schwartz, « Give Your Ideas Some Legs : The Positive Effect of Walking on Creative Thinking », Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 2014, Vol. 40, No4, pp. 1142–1152

[7] https://bailly.app/peripateô

[8] Cicéron, Académiques, Livre I, IV, in : Cicéron, Dialogues sur l’éloquence, suivis de Des Académiques, Livre Ier et du Traité de la vieillesse, Pierre-Léon Lauzaud, Paris, Didot, 1866, p. 375

[9] Jon Kabat-Zinn, Où tu vas, tu es, Apprendre à méditer pour se libérer du stress et des tensions profondes, Ed. J’ai Lu, Paris 2013, p. 157

[10] Michel de Montaigne, Les Essais, Livre III, chapitre III, Ed. Robert Laffont, Coll. Bouquins, p.803

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