Le tu qui tue l’échange

Jul 16, 2022
Le tu qui tue l’échange - Aurélien Daudet

Cette semaine je suis à un mariage en France, dans le Tarn. Une bonne grosse chaleur, comme un peu partout, et des moments magnifiques, ce qui est plus rare. Depuis trois jours la rivière ralentit en passant devant la maison, bercée par les rires, la musique et l’odeur des grillades.

 

Hier soir, je discutais au moment de l’apéro avec un agriculteur des Hautes-Alpes, qui me racontait les difficultés de communication. A un moment, je l’ai entendu faire une boucle très classique : le passage du “je” au “tu”.

Tant qu’il me décrivait son boulot, les situations où il rencontrait les autorités, ses collègues, ou bien les voyages qu’il avait faits en moto, ses phrases étaient bien à la première personne. « Je vais dans des réunions où… », « mon métier c’est de… », « nous avons visité tel pays ».

En revanche, dès qu’il abordait une situation compliquée, une incompréhension récurrente avec telle ou telle personne par exemple, il passait au « tu ». « Et alors là tu te retrouves à dire… », « tu ne sais pas quoi répondre et tu te retrouves un peu coincé… »

Cela m’a attiré l’oreille parce que je crois que c’est l’un des processus les plus courants – et les plus toxiques – en matière de communication. En début de semaine je bossais avec un manager sur les outils pour rester motivé et hors du stress. Et le même phénomène s’est reproduit au moins une dizaine de fois pendant notre session de 2 heures : tant qu’il me décrivait sa carrière, ses responsabilités actuelles, tout allait bien.

Mais dès qu’il me parlait de ses difficultés avec certains membres de son équipe, le « tu » apparaissait. J’ai noté par exemple cette phrase : « dans les relations, tu peux parfois avoir l’impression que les gens comprennent, et pourtant ça n’est pas si simple pour les gens en face de toi. Et t’as du mal à communiquer, à te faire comprendre.

Dans les deux cas, lorsque j’ai dit en souriant à mes interlocuteurs que « non, non, moi je vais bien », ou « heureusement je ne veux pas me faire comprendre », ou bien encore un simple « mais tu parles de qui ? De toi, de moi… ? », il y a eu un moment de flottement… Les yeux un peu ronds, ils me regardaient comme interloqués.

– En fait, depuis quelques phrases tu dis « tu », comme si ce dont tu parles était une chose que je En réalité ce sont bien des situations qui te concernent, mais tu m’as mis avec toi dans ta phrase.

– Je ne comprends pas de quoi tu parles ?

– Par exemple tu me dis que cette situation est compliquée parce que tu ne comprends pas la réaction de la personne en face de toi. Et au lieu de me dire « dans ces cas-là j’ai tendance à me demander ce que je dois répondre », tu m’as dit « dans ces cas-là, forcément, tu te demandes ce que tu dois répondre ! »

– Oui… Enfin, c’est une façon de parler. Je sais que je parle de moi ! Mais en même temps, je me dis que je ne suis pas le seul concerné ?

C’est exactement la raison de ce changement de pronom. Ou d’un autre, presque aussi fréquent : le passage au « on ». Le but, plus ou moins conscient, c’est de faire d’une chose particulière, qui me concerne, une généralité. Bien sûr, il est possible que d’autres personnes se retrouvent dans des situations comparables. Mais le processus ne sera jamais parfaitement identique : nous sommes tous radicalement différents, et à chaque moment nous faisons des choix qui nous appartiennent.

En général, le comportement que nous généralisons en douce, au détour d’une phrase, avec ce simple échange de pronom, est un comportement qui ne nous convient pas, un comportement récurrent, avec lequel nous nous « coinçons ». Et plutôt que de réfléchir aux raisons de ce comportement, au lieu de chercher ce qui revient dans ces situations, bref au lieu de prendre du recul par rapport à ce comportement qui nous appartient strictement, nous préférons le généraliser pour confirmer qu’il n’y a pas moyen d’en sortir.

Parfois, cette généralisation a l’air d’être faite sur le ton de l’humour, mais c’est un rire un peu « jaune », pas très ouvert, certainement pas très radieux. Comme cette personne qui au début d’une formation me dit :

« Tu me demandes comment je vais ? Et ben comme un gars qui rentre de week-end chez ses beaux-parents. Tu sais en partant que tu vas t’emm…, tu t’emm…, tu t’engu… avec ta femme, tu ne te reposes pas du tout pendant le week-end, tu passes un sale dimanche soir, et finalement tu es presque content de revenir bosser le lundi matin. Ah, ah, ah ».

Le reste du groupe rit un peu avec lui. Je leur demande s’ils ont passé le même genre de week-end ? Et s’ils trouvent ça drôle comme histoire ? La personne qui avait pris la parole me répond « il vaut mieux en rire qu’en pleurer, non ? » Je lui ai montré qu’en passant au « tu », il m’avait invité (et les autres avec moi) à confirmer implicitement que ce genre de week-end était fréquent, peut-être même une sorte de malédiction inévitable. Et qu’en le faisant sur le ton (apparent) de la blague, il allait obtenir des rires en demi-teintes qui étaient comme une autre confirmation de ce qu’il n’y avait pas moyen d’y échapper.

Je l’ai invité à refaire sa phrase avec « je » tout du long. Il lui a fallu un grand nombre de tentatives, mais il a fini par dire :

« J’ai passé un mauvais week-end chez mes beaux-parents. Je savais en partant que j’allais m’emm…, je me suis emm…, je me suis engu… avec ma femme, je ne me suis pas du tout reposé pendant le week-end, j’ai passé un sale dimanche soir, et finalement je suis presque content de revenir bosser le lundi matin. »

Je lui fais remarquer que cette fois il n’avait plus envie de rire. Il me répond :

– Ben non, c’est triste vu comme ça !
– Ou pas… Une fois que tu as pris conscience de la manière dont ça s’est passé, et que tu reconnais que c’est toi qui as fait ça, qu’est-ce que tu te dis ?
– Ben… Que je ferais mieux de ne pas y aller dans ces week-ends.
– C’est déjà une première piste à creuser ! Tu n’es plus « coincé » dans « ça se passe toujours comme ça, et d’ailleurs vous aussi qui m’écoutez s’il vous plaît confirmez-moi que ça se passe aussi comme ça pour vous ! »
– Je comprends mieux. D’ailleurs il y aurait une autre possibilité, ça serait de demander à ma femme d’y aller un week-end sur deux… !

Cette fois tout le monde a ri de bon cœur.

En nous remettant pleinement sujets de nos phrases, nous reprenons la propriété pleine et entière de nos comportements. Nous remettre au centre de notre communication, c’est ouvrir la réflexion sur ce qui nous appartient, nos choix. Et la même réflexion va nous permettre de réfléchir sur d’autres choix potentiels : comme mon client, nous allons trouver des options, que nous pourrons méditer, explorer, tester.

Écoutons les généralisations que nous faisons. Les phrases avec des « tu », des « on », et parfois des « nous » qui ne concernent en fait qu’une seule personne : moi-même. C’est parfois un peu difficile de s’en rendre compte au démarrage. Mais quand vous constaterez :

– que la discussion n’avance pas
– que la personne en face de vous a l’air un peu gênée, qu’elle ne vous regarde plus
– que vous parlez de façon un peu mécanique, comme si vous « radotiez »
– ou bien encore que vous avez commencé à mettre des adverbes tels que « forcément », « toujours », « jamais »

Reprenez ce que vous venez de dire, et regardez si vous n’avez pas « disparu » de vos phrases. Dans ces cas-là, faites un silence, et redites ce que vous vouliez dire, mais cette fois avec « je ». Vous verrez :

–  la personne en face de vous se reconnecter à votre regard
– le temps et le mode de vos verbes repasser à l’indicatif présent
– des solutions apparaître
– la discussion progresser

Si vous êtes en face d’une personne qui veux vous « embarquer » dans ses difficultés en vous mettant ce qui la concerne sur vos épaules, allez-y mollo. Ne commencez pas à lui faire une grande explication sur ses motivations « cachées » ! Je vous propose plutôt de lui faire un clin d’œil amical, joyeux, du style : « moi ? Tu parles de moi ? Parce que moi, tout roule en fait ! » Ou bien jouez une personne lente à la comprenette et dites quelque chose comme : « Mmmm… Pardon, je crois que je ne t’ai pas suivi… Est-ce que tu parles de toi ? De moi ? De nous deux… ? »

Votre interlocuteur va probablement recommencer à faire des « tu » incorrects après quelques phrases. Mais dans l’intervalle, il aura peut-être ouvert quelques « portes » dans son récit.

De votre côté, vous n’aurez plus cette impression très désagréable d’être pris au piège d’une situation qui ne vous appartient pas. Et comme mentalement vous aurez pris de la distance par rapport à la situation décrite, il est probable que vous allez trouver des solutions pour que la conversation progresse !

Très belle semaine, et très bonnes vacances pour ceux qui ont déjà sorti les cannes à pêche !

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