Le piège de la cohérence

Jul 02, 2022
Le piège de la cohérence - Aurélien Daudet

Cette semaine j’ai enfin compris pourquoi je continue à jouer au Loto, même si, tirage après tirage, mes gains sont misérables. Je suis pris au piège de la cohérence, l’un des plus puissants qui soient. Et ne pensez pas que vous n’êtes pas concernés, juste parce que vous ne jouez pas au Loto ! Vous êtes sans doute tombés dans le même piège lorsque vous avez tant de difficultés à changer d’avis…

 

En 1956, Leon Festinger publiait un livre intitulé When Prophecy fails, dans lequel il racontait comment avec certains collègues il avait infiltré une secte de Chicago appelée « The Seekers » pour confirmer ses hypothèses concernant le mode de fonctionnement de nos croyances.

La leader de cette secte, Dorothy Martin, expliquait recevoir des messages de la planète Clarion, annonçant qu’une bonne partie des Etats-Unis, du Canada, de l’Amérique Centrale et de l’Europe allaient être recouverte par les flots le 21 décembre 1954. Un petit groupe de fidèles avaient vendu tous leurs biens et l’avaient rejointe pour se préparer à être évacués par une soucoupe volante, envoyée par Clarion.

Une fois la date du déluge passée, les fidèles de la secte se sont divisés en deux grands groupes. Ceux qui étaient les moins convaincus à la base, ceux qui n’appartenaient pas au premier cercle, ont en général quitté la secte. En revanche, les fidèles, les vrais croyants, ont construit une stratégie complexe pour expliquer les raisons de ce non-événement : dès le 21 décembre, ils expliquaient que Dieu avait décidé in extremis d’épargner la Terre grâce à la ferveur des membres de la secte. Et qu’un autre départ en soucoupe volante était prévu.

Surtout, alors qu’ils avaient plutôt refusé les interviews et les reportages avant le 21 décembre 1954, ils ont ensuite déployé une énergie considérable pour attirer l’attention des médias et propager ces nouvelles informations.  

Pour Festinger et ses collègues, cette histoire était la preuve d’un principe fondamental, qu’ils ont appelé la dissonance cognitive. Une incohérence entre nos croyances ou nos comportements provoque en nous une tension psychologique inconfortable (c’est-à-dire une dissonance cognitive). Et nous allons tout faire pour réduire cette dissonance, et retrouver une sorte de confort intérieur.

Construire un univers « cohérent » et conforme

C’est pour cette raison que les adeptes de Mme Keech ont redoublé d’efforts pour obtenir l’attention des médias et recruter de nouveaux croyants : avec ces nouveaux éléments, ils réduisaient, au moins partiellement, l’incohérence produite par la « non fin du monde »…

Évidemment, nous avons envie de sourire lorsque nous pensons à ces pauvres gens qui se sont remis à guetter l’arrivée de la soucoupe de la planète Clarion. Mais au fond, est-ce que nous ne nous comportons pas de la même manière dans le choix de nos amis, ou de nos collègues favoris, ceux avec qui nous allons déjeuner ? Est-ce qu’il n’y aurait pas le besoin de retrouver des modes de pensées, des opinions (sur le monde en général… ou tel manager en particulier) qui confirment les nôtres ?

Écoutez les conversations dans les transports en commun, et vous serez fascinés par le nombre de phrases qui démarrent par « et ben moi c’est pareil » ou « mais ouiiii ! c’est ça ! c’est tout à fait ça ! » ou bien encore « t’as bien raison » (sous-entendu « …de penser comme moi »).

En 1959, Festinger a montré comment le principe de cohérence influence fortement nos opinions. Dans une étude qu’il a menée à Stanford, il faisait faire à des étudiants une série de tâches répétitives, inutiles, inintéressantes. Au bout d’un moment chacun des participants devait annoncer à un nouveau candidat que le job qu’il s’apprêtait à faire était super intéressant. Certains recevaient 1$ pour ce mensonge, d’autres 20$.

Interrogés après ce mensonge sur l’intérêt réel de cette tâche, ceux qui avaient reçu seulement 1$ avaient remonté leur estimation initiale, et trouvaient que finalement ce boulot n’était pas si nul. Ceux qui avaient reçu 20$ n’avaient pas varié d’un iota, et continuaient à dire que ça n’avait aucun intérêt.

Pourquoi ? Parce que ceux qui avaient reçu 20$ avaient une raison suffisante pour mentir, une bonne justification interne… et ils n’avaient donc pas besoin de faire bouger leur opinion première. Ceux qui n’avaient reçu que 1$ étaient en pleine dissonance entre ce qu’ils disaient et ce qu’ils faisaient – ils avaient besoin d’ajuster leur opinion de départ pour réduire cette dissonance.

Ce qui m’amène enfin à mon expérience coûteuse de l’Euro Millions ! Dans une expérience publiée en 1986 dans le Journal of Social Psychology, Paul Rosenfeld, Robert Giacalone et John Kennedy ont interrogé une soixantaine de personnes qui allaient jouer au Loto dans un centre commercial, leur demandant d’estimer leurs chances de gagner. Une fois que ces personnes avaient joué, ils leur reposaient la même question, et les estimations avaient très largement augmenté !

Une fois que j’ai joué, j’ai besoin de me sentir en cohérence avec mon choix. Une des stratégies est de faire évoluer mon estimation interne de mes chances de gagner.

Robert Cialdini revient en détail sur ce principe de cohérence dans son livre fondateur, Influence, the Psychology of persuasion (traduit en français sous le titre de Influence et manipulation), publié initialement en 1984 et plusieurs fois augmenté depuis. Pour lui, « dès que nous avons pris position ou opté pour une certaine attitude, nous nous trouvons soumis à des pressions intérieures ou extérieures qui nous obligent à agir dans la ligne de notre position première : nous réagirons de manière à justifier notre décision première ».

Les atouts de la cohérence

Pensons combien la cohérence est valorisée socialement : « il a de la suite dans les idées », « elle a une vraie force de caractère, elle suit sa route ». Tandis que quelqu’un qui change d’avis trop souvent sera qualifié de « girouette », de « faible », d’influençable ou de capricieux ! La cohérence est vue comme un des fondements de la logique de la rationalité, de la stabilité et de l’honnêteté.

Cialdini montre que la cohérence a un immense atout : elle nous permet de prendre des décisions rapides, sans trop d’efforts de réflexion, dans un monde changeant, incertain. Très souvent, c’est une bonne chose : à 6 heures du matin, il n’est pas essentiel de réfléchir à l’importance relative du thé ou du café avant de se servir une tasse.

Mais parfois, cette cohérence presque « automatique » peut nous jouer des tours…

Par exemple, un vendeur un peu manipulateur va commencer par nous demander de répondre à une question facile, positive… avant de chercher à obtenir un engagement. Dans une étude de 1990, Daniel Howard a étudié les réactions de personnes à qui on demandait de recevoir un bénévole d’une association pour lui acheter des gâteaux – les bénéfices devant permettre d’offrir des repas à des personnes dans le besoin. Si on posait la question directement, seulement 18% des réponses étaient favorables. En revanche, si on leur demandait d’abord comment elles allaient, 90% répondaient qu’elles allaient bien (réponse socialement convenue) et 32% d’entre elles acceptaient de recevoir le bénévole de l’association. Soit presque 2 fois plus de réponses positives…

Je dois me tenir à ce que j’ai dit… quoi qu’il m’en coûte

Ce principe de la cohérence interne (ou de la non-dissonance) est tellement puissant que parfois nous allons nous piéger tout seuls ! Dans une étude de 1955, Morton Deutsch et Harold Gerard ont demandé à des étudiants d’évaluer la longueur de plusieurs lignes. Ensuite, un premier groupe devait prendre un engagement public, en inscrivant leur estimation sur un papier, le signer et le remettre à l’expérimentateur. Un deuxième groupe devait prendre cet engagement, mais l’inscrire sur une ardoise magique, et l’effacer aussitôt sans le montrer à quiconque. Et un dernier groupe se contentait de garder les résultats en tête.

Puis on donnait des indications permettant à tous les étudiants de réviser leur première estimation. Ceux qui n’avaient rien écrit n’avaient pas de difficulté à changer leurs premières conclusions. Ceux qui avaient écrit leur résultat, même de manière anonyme, avaient beaucoup plus de difficultés à changer d’avis. Enfin, ceux qui s’étaient engagés publiquement étaient les plus acharnés à rester sur leurs positions.

Vous comprenez maintenant pourquoi certains débats peuvent tourner particulièrement vinaigre dans les salles de réunions : si une personne a l’impression qu’elle s’est engagée d’une manière ou d’une autre sur une opinion, elle aura beaucoup de mal à revenir en arrière…

Quand j’ai lu toutes ces expériences, j’ai repensé à cette jeune femme qui me disait qu’après deux mois dans une entreprise elle se rendait compte que ni le job, ni la boîte n’étaient faits pour elle. Et quand je lui ai dit que justement les périodes d’essai étaient là pour ça, elle m’a répondu, l’air désolé : « mais j’étais si contente d’avoir ce travail, j’en ai parlé à tout le monde ! »

Elle s’apprêtait à rester pendant quelques années, probablement malheureuse, dans une entreprise, pour éviter de remettre en question cet « engagement »… qui n’existait en fait que dans sa tête !

Comment sortir de l’impasse

Comment éviter de se faire piéger par un principe de cohérence qui dans une situation donnée serait toxique ? Robert Cialdini nous conseille de rester connectés à notre estomac, et de sentir ce sentiment de « creux » lorsque nous nous apprêtons à faire un choix pour de mauvaises raisons.

Nous avons des détecteurs émotionnels parfois beaucoup plus efficaces que nos pensées « logiques »… C’est aussi pour cela qu’il peut être très efficace de nous poser la question suivante : « c’est sûr, c’est cohérent, je me suis engagé, je dois le faire… mais est-ce que je vais en tirer de la joie ? » Si la réponse est non… dites non.

Et si nous avons déjà enclenché la marche en avant, si nous avons déjà dit oui… Robert Cialdini nous donne une autre carte maîtresse ! Posons-nous simplement la question : « prendrais-je la même décision aujourd’hui ? » Si la réponse est non, alors changeons notre comportement, redécidons.

Ça ne sera jamais un retour en arrière – synonyme d’échec pour beaucoup d’entre nous. Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas possible de revenir en arrière ! Dans l’intervalle, votre vie a continué, vous et le monde autour de vous avez évolué ! C’est justement pour cela qu’il faut vérifier régulièrement si nos choix d’hier sont toujours valides aujourd’hui. Je vous en ai déjà parlé dans un article publié il y a un mois : « Deux règles fondamentales pour définir ses objectifs » : c’est la règle n°2, « gardons nos objectifs vivants ».

Tenir ses engagements, avoir des principes et des règles, tout ceci est essentiel, évidemment. Mais restons vigilants et écoutons nos phrases décisives et bien générales sur nous-mêmes, les personnes que nous rencontrons et sur le monde en général. Soyons conscients que notre cerveau fait tout son possible pour nous présenter un monde cohérent, que parfois nous réduisons dramatiquement notre cadre de référence, au risque de devenir « un petit esprit ».

Robert Cialdini rappelle cette citation cinglante de Ralph Waldo Emerson, poète et essayiste américain du XIXème, dans son livre La Confiance en soi : « la cohérence malavisée est le démon des petits esprits, adoré par les partis politiques, les petits philosophes et les petits théologiens ». Je relirai cette citation chaque fois que je sentirai ce « creux à l’estomac », ou chaque fois que les conséquences d’un de mes choix ne seront pas source de joie.

La cohérence fondamentale, c’est celle qui respecte le processus non linéaire de la vie.

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