Le perfectionnisme est – souvent – mauvais pour la santé

Feb 11, 2023
Le perfectionnisme est – souvent – mauvais pour la santé - Aurélien Daudet

C’est un des sujets sur lesquels je reviens le plus souvent pendant mes sessions collectives ou individuelles. « Connais-tu la différence entre ‘impeccable’ et ‘bien’ ? Entre ‘parfait’ et ‘juste’ ? » En face, des personnes épuisées, tendues, stressées, mais qui n’arrivent pas à sortir d’une croyance fausse selon laquelle « il faut toujours faire mieux ». Je suis tombé cette semaine sur une étude scientifique qui montre à quel point cela peut être mauvais pour la santé…

En 1947, l’économiste et sociologue Herbert A. Simon publiait son livre fondamental, Administrative Behavior, dans lequel il rejette la théorie largement acceptée à l’époque de « l’homo oeconomicus ». Selon cette théorie, les acteurs du marché sont toujours capables de réfléchir à toutes les issues possibles et de choisir le plan d’action qui aboutira au meilleur résultat possible. Leur but constant est de maximiser l’utilité en tant que consommateur et le profit en tant que producteur.

Pour Simon, cette théorie ne fonctionne que dans des univers simplifiés ». Dans l’immense majorité des cas, nous fonctionnons avec une rationalité « limitée » (« bounded rationality »), dans un but non de « maximize » mais de « statifice » – mot qu’il crée à partir de « satisfy » et « suffice », satisfaire et suffire. Dans cette optique, plutôt que d’attendre d’avoir trouvé la solution « optimale », nous choisirons la première option qui réponde à un besoin donné.

En 1978 Herbert Simon reçoit le prix Nobel d’économie pour ses recherches sur notre rationalité, qui ont totalement révolutionné les théories dans le domaine de la prise de décision[1] : au lieu de vouloir « maximiser » notre bénéfice, la plupart du temps nous nous « satisferions » d’une solution qui soit « suffisamment » ok. Plutôt que d’exiger l’optimum, nous nous contenterions du « juste bien ».

 

Le piège des regrets

 

Plusieurs questions restaient ouvertes : les gens sont-ils naturellement des « maximiseurs » ou des « satisfeurs » ? Et si c’est le cas, quelles sont les conséquences émotionnelles de ces deux grandes stratégies ?

En 2002, six chercheurs américains, dirigés par Barry Schwartz et Andrew Ward du Swarthmore College, ont publié une étude[2] – ou plutôt un ensemble de 4 études – permettant de répondre à ces questions. Et leurs résultats sont un magnifique antidote pour tous ceux qui pensent que la perfection devrait être la norme.

. Nous avons effectivement une tendance naturelle à être des « maximiseurs » ou des « satisfeurs »[3]
 . Les premiers affichent en général des niveaux de bonheur, d’optimisme et d’estime de soi « significativement inférieurs » à ceux des seconds. En revanche, leurs scores sont nettement supérieurs en matière de regrets et de dépression
. Les « maximisers » vont avoir tendance à chercher un maximum d’informations, à analyser tous les détails disponibles… et à se demander ensuite de manière récurrente s’ils ont suffisamment été au fond des choses, et si leurs choix n’auraient pas pu / dû être meilleurs. Avec cette tendance structurelle à remettre en question leurs décisions, ils risquent de s’enfermer la personne dans des boucles de regrets, d’auto-critiques, de « et si… ? »[4]
 . Les « maximisers » vont se comparer en permanence aux autres – la « comparaison sociale » est un des moyens de vérifier si j’ai fait les meilleurs choix. C’est aussi la porte ouverte à l’envie, au stress… et donc à terme à des conséquences sur notre santé : problèmes de dos, pressions artérielles élevées, maladies cardio-vasculaires…

 

Les 4 regrets vraiment importants

 

 

Vouloir faire en permanence les meilleurs choix, trouver les meilleures solutions en toutes circonstances, c’est se programmer pour le malheur. Pourtant, il y a bien des moments où on ne peut pas se contenter du « juste bien », du « correct », du « suffisant »… non ?

Daniel H. Pink, auteur dont je vous ai déjà souvent parlé, a une réponse à cette question dans son dernier livre, The Power of Regret[5]. Il montre dans ce bouquin que la philosophie actuelle du « no regret » est absurde : nous avons tous des regrets (83% des personnes interrogées), les nier ne fera que les rendre plus pesants dans nos vies. Il propose au contraire d’utiliser nos regrets pour construire notre bonheur à venir – en les utilisant pour définir ce qui est vraiment essentiel pour nous et pour passer à l’action.

Pour écrire son livre, il a collecté les regrets de plus de 16000 personnes dans 105 pays. Une masse colossale et inégalée d’informations, dont il a tiré 4 grands types de regrets.

. « Foundation regrets » : les regrets de tous les choix essentiels où nous avons préféré un bénéfice court-terme plutôt qu’un résultat à long terme. Continuer ses études plutôt que de prendre le premier job qui se présente. Boire trop souvent plutôt que de prendre soin de sa santé. Faire des économies plutôt que de tout dépenser chaque mois.
. « Boldness regrets » : tous ces choix où nous avons manqué d’audace. Ne pas prendre un job qui nous excite mais nous fait peur parce que nous ne sommes pas sûrs « d’être au niveau ». Ne pas oser affirmer nos désirs, notre volonté, face à nos proches. Ne pas changer de pays pour ne pas « remettre en question ce que j’ai construit ».
. « Moral regrets » : toutes les fois où j’ai agi en contradiction avec mes règles. Je me suis tu alors que je voyais quelqu’un se faire maltraiter. J’ai triché à un examen.
. « Connection regrets » : toutes ces relations que nous perdons progressivement, ou rompons de manière brutale… et qui nous manquent. « Si seulement j’avais cherché à le/la joindre »…

Pour Daniel Pink, ces 4 regrets fondamentaux sont comme une image « en négatif » de nos besoins humains fondamentaux, qui eux-mêmes sont des repères essentiels pour construire une vie « bonne ». Sa conclusion : « quand vous décidez de ce que vous allez faire, commencez par vous demander si vous êtes en train de vous confronter à l’un de ces 4 regrets fondamentaux. Si non, contentez-vous du ‘juste bien’ (satisfice). Par exemple, si vous êtes en train d’acheter des meubles de jardin ou un micro-ondes, il y a peu de chances que ces décisions impliquent un besoin fondamental, durable, de l’être humain. Faites un choix et passez à autre chose. Tout ira bien. »

J’ai déjà eu l’occasion plusieurs fois d’utiliser ces principes depuis que j’ai fini son bouquin. 

Par exemple, je me suis demandé à un moment si je n’allais pas reporter le tournage de ma formation sur les émotions – « pour être sûr d’avoir couvert toutes les informations, ou au moins un maximum d’informations ».

En appliquant les principes de Pink, je me suis alors demandé si limiter mes  recherches m’exposait à l’un des regrets fondamentaux : est-ce que d’ici un an je me dirais que j’avais manqué d’audace ? Endommagé ou perdu une relation ? Mis en péril mes équilibres de vie ? Fait quelque chose de moralement condamnable ?

Evidemment, c’est tout le contraire ! 

. la vraie audace, c’est d’avancer au lieu de bloquer parce que j’ai la trouille de ne pas arriver à quelque chose “d’exceptionnel”
. si je bloque, je vais me priver de bosser avec quelqu’un que j’apprécie profondément, ce qui pourrait justement renforcer encore nos liens
. avancer, c’est accepter un risque financier, mais qui ne mettra pas en péril mon activité. Au contraire, je vais peut-être franchir un cap
. avancer ne va contre aucune de mes règles de conduite.

J’ai éclaté de rire et j’ai reposé un bouquin assez ésotérique que j’étais en train de lire en me faisant bien mal au crâne. Puis j’ai repris mon programme de travail et j’ai rayé un paquet de questions auxquelles je me croyais obligé de répondre.

Faire « juste », « faire bien », c’est largement suffisant dans l’immense majorité des cas. Et, bien sûr, parfois cela vaut le coup de prendre du temps et de l’énergie pour faire au mieux.

Si vous voyez des cas où vous vous « coincez » dans une boucle d’analyse de toutes les options (futur), où vous ruminez sur ce que vous « auriez dû » faire (passé), où vous attendez d’avoir toutes les infos pour passer à l’action (présent)… posez-vous la question : « avec quoi est-ce que je me bloque ? Quel est le regret que je veux éviter ? »

Puis demandez-vous s’il ce regret fait partie des 4 fondamentaux. Si non, laissez tomber, faites, et passez à autre chose. 

 

 

[1] Trois ans auparavant, il avait aussi reçu, avec Allen Newell, le prix Turing, principale distinction en informatique : à côté de ses recherches sur la prise de décision humaine, il avait aussi été l’un des précurseurs dans le domaine de l’intelligence artificielle… 

[2] Barry Schwartz et Andrew Ward, John Monterosso, Sonja Lyubomirsky, Katherine White et Darrin R. Lehman, « Maximizing Versus Satisficing: Happiness Is a Matter of Choice », décembre 2002, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 83, n°5, pp. 1178-1197

[3] « Satisficers » n’existant pas en anglais, il fallait que je trouve un barbarisme équivalent en français !

[4] Les « satisfeurs » se diront plutôt « au moins… », ce qui est nettement plus joyeux.

[5] Daniel H. Pink, The Power of Regret, How Looking Backward Moves Us Forward, Riverhead Books, New York 2022. C’est dans ce livre que j’ai découvert l’étude de Schwartz et de ses copains.

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