« Le lâcher prise » ou la détente impossible

Aug 14, 2022
« Le lâcher prise » ou la détente impossible - Aurelién Daudet

Quatrième épisode de ma série sur les phrases que j’appelle les « trous noirs » de la motivation. Des phrases, apparemment positives et répétées en boucle, qui renferment des imprécisions, des généralisations abusives et des impasses cachées. Démontons ces arnaques, remplaçons-les par des versions positives, et profitons des vacances pour mettre l’usine à stress en chômage technique. Ma cible du jour : « lâcher prise ».

 

Quand j’entends l’expression « il faut lâcher prise », j’ai deux images :

. La première apparaît immédiatement : je vois une personne coincée sur une corniche rocheuse, un passage très difficile pendant une course en montagne. Derrière elle un à-pic vertigineux, sous ses pieds quelques centimètres de roche instable, et devant elle une corde ou un câble métallique fixé dans la paroi. Si on dit à cette personne « il faut lâcher prise » pour se sortir de ce mauvais pas, elle s’imaginera seulement en train de tomber dans le vide…

. La deuxième image est un peu moins angoissante. Cette fois la personne est au volant d’une voiture : tenir fermement le cercle lui permet d’aller vers sa destination tout en restant sur le bitume. « Lâcher prise » dans ce cas, c’est arrêter de rouler… ou finir dans le fossé.

Dans les deux situations que j’évoque, « lâcher prise » représente plutôt un danger. Je sais bien que j’ai moi-même une bonne tendance au contrôle, voire au surcontrôle, et que cela colore sans doute les exemples que je propose. Mais il n’empêche que je vois plein de situations ou ne pas lâcher prise me semble être la meilleure solution !

Par exemple, si j’étais demain sur une table d’opération, je serais très soulagé que le chirurgien soit, à ce moment-là, un « control freak »… Et je n’aimerais pas du tout qu’il me dise avec un grand sourire : « vous allez voir, aujourd’hui je suis à fond dans le lâcher-prise, on va y aller cool, détendus, tranquillou bilou ! »

Le premier problème que je vois dans cette injonction « il faut lâcher prise », c’est qu’elle est, comme souvent, bien trop générale. Ce qui est problématique dans le contrôle, c’est quand on veut l’exercer trop souvent, sur trop de choses. Y compris dans des domaines, des situations, dont le résultat serait sans doute satisfaisant même si on acceptait de laisser une place à l’imprévu et à l’incontrôlé.

J’utilise souvent l’image du jeu dans les pièces mécaniques pour montrer le risque d’un contrôle trop élevé et trop universel dans nos vies. Dans un mécanisme quel qu’il soit, les pièces doivent être bien ajustées pour que l’ensemble fonctionne avec un maximum d’efficacité, le moins de pertes d’énergie possible. Mais si au lieu d’une tolérance au millimètre on passe au dixième de millimètre, puis au centième, au millième de millimètre (le fameux micron), l’ajustement va être de plus en plus compliqué et long à réaliser, et surtout les pièces vont s’user beaucoup plus vite, et finir par casser.

A force de vouloir garder un contrôle excessif, certaines personnes se retrouvent justement dans des tensions extrêmes, au bord du point de rupture. Et elles vont chercher à évacuer ces tensions avec un lâcher prise toxique, dans l’alcool ou la drogue par exemple. Ce lâcher prise ne résout rien, c’est un oubli temporaire de difficultés qui seront toujours là une fois que le « trou noir » sera passé…

Pendant des années j’utilisais le saut en parachute comme un moyen d’avoir ce « shoot » d’adrénaline et de me sentir « libre » pendant les quelques minutes de chute puis de vol sous voile. Mais une fois revenu sur terre, je n’avais qu’une option : remonter immédiatement dans l’avion. Sinon, je savais que j’allais immédiatement retrouver les tensions physiques et mentales dans lesquelles je m’étais enfermé.  

Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que « lâcher prise » cela ne signifiait pas « abandonner », quitter le champ de bataille. La première étape a été de réaliser que la vie n’était pas une bataille, mais plus un jeu. Et que gagner ne signifiait pas « faire mieux que tous les autres », mais plutôt « durer ». Le livre de Simon Sinek, The Infinite Game, m’a permis de sortir de cette vision compétitive, guerrière, et de comprendre que mon objectif numéro 1 était de prendre soin de moi… puisque je suis la seule ressource que je ne pourrai jamais remplacer.

« Lâcher prise », c’est remettre du « jeu », de la souplesse, de la détente, dans nos vies. Mais cette détente ne peut pas être « ordonnée » de l’extérieur : « tu dois lâcher prise », c’est aussi inefficace que « détends-toi », ou « dors ! » Pour faire de la place au lâcher prise, il faut garder un contrôle étroit dans certaines situations, celles dans lesquelles les enjeux sont élevés, voire vitaux. Et comprendre que, dans toutes les autres, le contrôle absolu n’est pas nécessaire pour réussir.

Pour cela, il va sans doute falloir changer notre définition de la réussite… 

Trop souvent nous confondons « faire bien » avec « faire parfaitement ». Au lieu de nous demander « est-ce que la cible est atteinte ? », nous perdons du temps et de l’énergie à chercher « est-ce que je n’aurais pas dû faire autrement ? Est-ce qu’il n’y avait pas moyen de faire mieux ? »

Si la cible est atteinte, et que le voyage s’est bien passé, est-il vraiment utile de chercher tout de suite « comment faire mieux la prochaine fois » ?

Je ne suis pas en train de vous proposer une stratégie de la médiocrité – bien sûr, c’est utile de chercher à améliorer ce que nous faisons ! Mais si nous voulons avoir de l’énergie physique et mentale pour réfléchir et tester de nouvelles choses, commençons par nous féliciter de nos réussites – au lieu d’immédiatement les rabaisser en nous concentrant sur « ce qui n’a pas été au top »…

Vouloir « faire parfait » tout le temps, c’est rêver d’« être parfait ». Un rêve qui se transforme vite en ce « cauchemar éveillé » qu’est la folie, selon le grand auteur argentin Ernesto Sabato[1]. Accepter de lâcher prise, c’est accepter de faire, tout court. Nous allons passer d’une exigence impossible à une exigence « juste », saine, celle de faire bien, c’est tout (c’est déjà beaucoup et c’est ce qui nous est demandé). Et quand nous aurons cette petite voix intérieure qui répétera « peut mieux faire », nous lui répondrons « je sais ! » avec un grand sourire…

Bien sûr, ce passage est difficile. Parce qu’il signifie l’abandon d’une image de perfection à laquelle nous avons cherché à nous conformer depuis si longtemps… Cet abandon est douloureux, triste. Et donc il nous faudra trouver du réconfort. Dans son très beau livre Consolations, Christophe André écrit :

« La désolation nous brouille avec le monde, auquel l’adversité donne un visage injuste et violent ; avec les autres, qui nous semblent maladroits, lointains, indifférents, insuffisants, parfois même responsables d’une part de ce qui nous fait souffrir ; avec nous-mêmes, car nous nous en voulons souvent de n’avoir pas pu ou su éviter ce qui s’est passé.

La consolation, c’est une réconciliation, une remise en lien avec la vie, les autres, et soi. Les ressentis douloureux et négatifs reculent, ou plutôt cessent de commander notre existence. (…) Le chagrin nous coupe du monde, des autres et de nous-même. La consolation restaure ces liens, avec patience et douceur. »[2]

Lâcher-prise, c’est abandonner un lien toxique avec une image de perfection, et nous remettre en lien avec nos semblables, fondamentalement imparfaits et joyeusement désireux de progresser. C’est réintégrer la communauté des êtres humains et nous remettre dans le flux de la vie, au lieu de croire que tout dépend de nous-mêmes et « raidir » nos existences.

Loin d’être un abandon, une défaite, c’est le courage de remettre de la souplesse dans nos vies. Du « jeu », au sens des pièces mécaniques dont j’ai parlé plus haut, mais aussi au sens des enfants qui jouent, de manière engagée, sérieuse, réfléchie. C’est reprendre confiance dans notre capacité à improviser : nous le faisons tout le temps dans les petites choses (« vous n’avez plus de croissants ? Et bien je vais vous prendre des pains au lait ! »), entraînons-nous à le faire consciemment, petit à petit, dans des choses plus essentielles.

Et pour cela redisons-nous souvent que la qualité de l’itinéraire est beaucoup moins importante que d’être arrivés à destination.

[1] Jorge Luis Borges, Ernesto Sabato, Conversations à Buenos Aires, Editions du Rocher, Paris 2001

[2] Christophe André, Consolations, Celles qu’on reçoit et celles qu’on donne, L’Iconoclaste, Paris 2022

< Article précédent Article suivant >