« Je veux changer de vie » : le mythe du grand « reset »

Jul 30, 2022
« Je veux changer de vie » : le mythe du grand « reset » - Aurélien Daudet

Deuxième épisode de ma série sur les phrases que j’appelle les « trous noirs » de la motivation. Des phrases, apparemment positives et répétées en boucle, qui renferment des imprécisions, des généralisations abusives et des impasses cachées. Démontons ces arnaques, remplaçons-les par des versions positives, et profitons des vacances pour mettre l’usine à stress en chômage technique. Ma cible du jour : « changer de vie ».

 

 

Lorsque j’étais dans la presse, chaque journaliste devait se coller à intervalles réguliers à ce qu’on appelait des « marronniers ». C’est-à-dire des sujets récurrents, sans grande nouveauté d’une année sur l’autre, permettant de remplir un journal pendant les périodes creuses. Exemples classiques : les jouets et la contrefaçon au moment de Noël, les départs en vacances et leurs dangers, les changements d’heure et leurs conséquences économiques et sanitaires, ou les régimes au printemps – « 90 jours pour être beaux sur la plage ». 

Un de ces marronniers a pris une vigueur toute particulière en cette époque post-Covid : l’envie de « changer de vie ». Renforcé par des thèmes connexes, comme ceux de la quête de sens, de la grande démission, et du retour à la nature. Cet été, il est possible que, comme d’habitude, vous entendiez de plus en plus fort le bruit du compte à rebours avant le retour au boulot. Mais cette année, justement, après tout ce que vous venez de traverser et ce que vous pouvez lire dans vos magazines, cela pourrait vous sembler particulièrement insupportable. Et vous aussi vous commencerez à vous dire, in petto ou à l’apéro, « et si je changeais de vie ? » 

Des rêveries peu joyeuses… 

Je vous préviens, la plupart du temps, ce seront des rêveries peu joyeuses, peuplées de « ce serait bien si… », « j’aimerais tellement que… », « on pourrait… », « si seulement… » – immédiatement suivies de « mais… », « c’est vrai que… », « bien sûr… » – et conclues par des « un jour… », « tu verras… », « on le fera… ».

Ce qui bloque bien sûr, ce sont toujours les conditions externes.  Certaines très claires, comme le boulot, les crédits, les enfants encore trop jeunes, les parents déjà bien vieux, les amis qu’on ne verra plus et les emmerdements administratifs. D’autres sont moins visibles : comme par exemple l’épuisement qu’on ressent à la seule pensée de changer, ou les discussions qu’on imagine compliquées avec les personnes bien intentionnées qui vont nous dire « mais pourquoi ? » 

Conséquence : après avoir bien jonglé intérieurement, les personnes sortent de ces réflexions totalement désenchantées, en ayant encore plus l’impression d’être dans une impasse et de « manquer de sens ». C’est d’autant plus déprimant que si vous cherchez sur internet « changer de vie », vous allez tomber sur des dizaines de sites qui vont vous donner au choix et dans l’ordre « les 7 signes qu’il est temps de changer de vie », « les 8 moyens pour y arriver » ou « les 9 clés pour bien s’y prendre ». Ça ne doit donc pas être si compliqué !

Il est impossible de changer de vie ! 

En fait… je vous le dis joyeusement, sincèrement, délicatement et bien franchement : il est impossible de changer de vie ! Parce que nous n’en avons qu’une, qui a commencé le jour de notre naissance (a priori nous connaissons la date), qui s’achèvera le jour de notre mort (nous ne connaissons pas la date, mais il est certain que ce jour arrivera). Et dans l’intervalle, nous aurons beau nous débattre, nous ne pourrons pas en sortir. C’est notre vie, nous sommes plongés dedans, et nous ne pourrons jamais la changer. Tout ce que nous pouvons changer, c’est ce que nous en faisons. 

Vous allez peut-être me dire : « Aurélien, tu chipotes, c’est juste une manière de parler ! » Et si vous lisez ou regardez régulièrement ces chroniques, il est possible que vous ajoutiez : « … comme d’hab’ ». C’est vrai, je vise une manière de parler. Parce que je suis profondément convaincu que notre manière de parler illustre notre manière de voir le monde, et que cela a des conséquences sur notre rapport au réel, et sur les décisions que nous prenons.

Lorsque nous disons « je veux changer ma vie », une partie de nous part instantanément sous stress, et un stress essentiel ! C’est cette partie de nous-mêmes qui sait trouver une solution quand il s’agit de changer une ampoule, qui a besoin d’un peu plus de temps et d’énergie quand il s’agit de changer de voiture, et qui est bien bien bien tendue quand nous en sommes à changer de partenaire. Et là, vous lui annoncez tout tranquillement : « je veux changer de vie » – réponse de notre GPS interne : « et on fait ça comment ? » 

Encore une fois, nous n’avons qu’une seule vie, il nous est matériellement impossible d’en « changer ». Il n’y a pas de touche reset, le « reboot » est impossible. Tant que nous resterons dans ce mythe, dans cette impasse ontologique, nous allons rester « coincés » dans notre réflexion sur ce changement. Et en particulier, nous n’allons pas ou mal nous poser la question de la cible ! 

Remplaçons « je veux changer de vie » par « je veux démarrer un nouveau chapitre de ma vie », ou bien « je veux prendre un tournant », « aller dans une autre direction »… Le cerveau récupère ses neurones, et il va tout de suite nous poser la question de « … pour arriver où ? » « … pour faire quoi ? » Il sait bien, lui, que le changement, ça n’est que le processus, qui est très secondaire par rapport à la destination… 

Notre vie est une histoire… sans ébauche préalable 

Les chapitres des romans, les actes et les scènes des pièces de théâtre, renvoient à l’idée que notre vie est une histoire, que nous sommes en train d’écrire et de vivre en même temps. Mais il n’y a pas de brouillon ! La version actuelle est la version finale : impossible de revenir en arrière et de réécrire notre vie – sauf dans nos rêves endormis et nos souvenirs. Impossible aussi de la vivre « à l’avance » (« en avant-première » – « projection exclusive » – « attention spoilers » !) Tout ce que nous pouvons faire – et c’est magnifique ! – c’est la conduire, ici et maintenant, jour après jour, pour construire notre bonheur en étant guidés par nos envies, nos désirs, et nos émotions quotidiennes. 

Les freins les plus importants ne sont évidemment pas extérieurs, mais intérieurs. Ce sont les décisions que nous avons prises dans notre enfance, revues dans notre adolescence, et qui ont une puissance telle que nous cherchons souvent à nous y conformer encore à l’âge adulte. Alors que notre monde a changé, que notre conscience s’est élargie, et que notre pouvoir de décision est désormais total. 

En Analyse Transactionnelle on parle de « scénario de vie » pour décrire cette manière dont nous écrivons puis vivons notre vie. Au chapitre 10 de leur Manuel d’Analyse Transactionnelle[1], Ian Stewart et Vann Joines expliquent : 

« C’est vous qui écrivez l’histoire de votre vie. 
Vous avez commencé à l’écrire le jour de votre naissance, et à l’âge de quatre ans, vous aviez décidé des points essentiels de l’intrigue. A sept ans, vous y avez ajouté tous les détails les plus importants, et jusqu’à douze ans environ, vous l’avez peaufinée en y ajoutant quelques détails extra par-ci par-là. A l’adolescence vous l’avez révisée et mise à jour avec d’autres personnages de la vie actuelle.
Comme toutes les histoires, celle de votre vie a un commencement, un milieu et une fin. Elle a ses héros, ses héroïnes, ses comparses et ses figurants, son thème principal et ses intrigues secondaires. Elle peut être drôle ou tragique, palpitante ou ennuyeuse, passionnante ou sans gloire.
Maintenant que vous êtes adulte, les débuts de votre histoire sont hors d’atteinte du champ de votre mémoire consciente ; peut-être n’êtes-vous même pas conscient de l’avoir jamais écrite. Et pourtant vous allez sans doute vivre toute l’histoire que vous avez commencée il y a si longtemps.
Cette histoire, c’est votre scénario de vie. »
 

Ajouter des chapitres réellement nouveaux 

Notre désir d’une « autre vie », c’est peut-être simplement une tension entre ces décisions du passé, et celles que nous avons envie de prendre aujourd’hui, de manière autonome. Ça ne veut pas dire que les premiers chapitres sont nuls, médiocres, juste bons à jeter ! Changer le scénario, c’est ajouter des nouveaux chapitres avec de nouveaux développements. C’est écrire consciemment la suite de l’histoire, celle qui n’a pas encore été « tournée ». Cela ne se fait pas toujours facilement, certains personnages disparaissent, des certitudes s’effacent… mais des options s’ouvrent, des idées et des choix inédits sont possibles.

Ne pas faire ce travail de détachement du scénario d’origine, c’est prendre le risque de changer… pour reproduire la même chose dans un autre lieu, un autre job, avec un autre partenaire. 

Contrairement à ce que vous lirez sur internet, il ne suffit pas de suivre un « mode d’emploi en 8 étapes ». C’est plus long, plus compliqué – et il faut parfois se faire aider par un thérapeute pour simplifier ce changement interne. La clé fondamentale est de se souvenir que c’est nous, toujours, et à chaque instant, qui sommes aux commandes de nos vies. Il m’a fallu beaucoup de temps pour le comprendre et pour l’accepter. C’est pour cela que je me répète régulièrement cette phrase attribuée à Confucius, que j’ai apprise auprès d’un grand thérapeute bruxellois : 

« Quand tu es né, tout le monde riait, et tu étais le seul qui pleurait.
Conduis ta vie de sorte que le jour de ta mort,
Tout le monde pleure, et tu sois le seul qui ries. »

 

 

La semaine prochaine, je vous propose de dézinguer une autre phrase absurde mais largement répandue : « Je n’ai rien à perdre » : la motivation du vide».

(Si vous n’avez pas vu le premier épisode c’est ici et c’est à propos du fameux « Il faut se remettre en question ».)

 

[1] Ian Stewart et Ian Joines, Manuel d’Analyse transactionnelle, Intereditions, Paris, 2005. Je vous recommande de lire les chapitres 10 et 11 sur le scénario de vie. Il est possible qu’ensuite vous lisiez tout le bouquin !

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