« Il vaut mieux en rire… » : pas toujours

Jan 21, 2023
« Il vaut mieux en rire… » : pas toujours - Aurélien Daudet

Humour, ironie et sarcasme, auto-dérision : derrière des blagues et des rires peuvent se cacher des rapports très différents à soi-même et aux autres. Aujourd’hui je vous propose de réfléchir sur une forme de rire extrêmement répandu et très dangereux pour notre relation aux autres : le « rire du pendu ».

Au début de ma carrière de formateur, je voulais avoir l’air « sérieux », et je pensais qu’il fallait que l’ambiance soit la plus concentrée, la plus studieuse possible. Assez vite, j’ai appris qu’on pouvait « être sérieux sans se prendre au sérieux » et j’ai mis le plaisir que j’ai à faire le clown au service de mes animations.

Aujourd’hui, je suis profondément convaincu qu’on réfléchit beaucoup mieux quand on rit, que cela facilite les prises de conscience tout en diminuant fortement la dose de jugement critique. Quand une personne a un « déclic » pendant un séminaire, un moment de compréhension « instantanée », j’ai constaté que cette prise de conscience était plus profonde et mieux « ancrée » si elle accueillait ce moment en riant. Et encore davantage si tout le groupe riait joyeusement avec elle.

Cet ancrage permettra souvent de rester joyeux si, plus tard, on se voit réenclencher un comportement négatif. Un cerveau « détendu » est capable de chercher et de tester de nouvelles options. Un cerveau « inquiet » préfèrera une réponse immédiate, pré-enregistrée, qui le rassure – nous y reviendrons.

 

Rire jaune

 

Mais il y a plusieurs sortes de rires. Avez-vous constaté que parfois votre vis-à-vis a un rire un peu contraint, un rire « tendu », un rire qui ne sonne pas tout à fait juste ? Son visage est un peu crispé, ce qui poussait Molière à dire que ces personnes rient « du bout des dents ». On dirait qu’ils se forcent un peu à rire, comme pour cacher quelque chose. Le duc de Saint-Simon, grand moraliste du XVIIIème siècle, serait à l’origine de l’expression « rire jaune », pour décrire les malades du foie qui auraient voulu masquer leur souffrance dans un rire… un peu grimaçant[1].

Prenons l’exemple de Jérémie, cadre commercial supérieur, qui dit en « riant » : « que veux-tu ! Trop bon, trop c…, c’est ma devise ! Ah, ah, ah… » Ou Geneviève, responsable RH, qui hausse les épaules avec un petit rire bref en disant : « on ne peut pas tout avoir dans la vie ! Être heureux chez soi et au travail ! Hi, hi, hi… » Ou bien encore Stéphane, manager d’une équipe de gestion dans un grand établissement financier qui proclame : « il y a deux catégories de personnes dans le monde – ceux qui gagnent et ceux qui perdent. Ben ce coup-ci je suis dans la seconde catégorie… He, he, he… » Son rire sonne comme un craquement et ses yeux ne sourient pas vraiment…

Est-ce que ces exemples vous parlent ? Peut-être qu’il vous arrive aussi de lancer ce genre de phrases qui ont l’air drôles mais qui en fait ne le sont pas complètement, ou pas du tout ? Comme Joséphine, qui lors du tour de table en début de journée déclare « fièrement » et avec un grand « sourire » : « je suis contente de faire cette formation, même si avec moi vous allez avoir du boulot ! Communiquer ça n’est vraiment pas mon truc, je crois que je ne progresserai jamais !!! Hi, hi, hi… »

Dans tous ces exemples, ce qui frappe c’est que la personne rit d’une chose qui en réalité n’est pas drôle, qui décrit plutôt une situation désagréable, voire franchement négative. Souvent, les personnes qui écoutent ces phrases vont rire à leur tour, un peu par réflexe, par habitude, ou parce que cela leur semble poli. En réalité, tout le monde est tombé dans le piège de ce que l’on appelle en Analyse Transactionnelle le « rire du pendu ».

La personne qui envoie cette « blague » la concernant cherche à obtenir des autres un rire confirmant sa croyance négative. Si je dis par exemple : « j’aurais dû le savoir, je suis vraiment trop bête / trop nul / non mais quel idiot ! Ha, ha, ha… » et que vous riez avec moi, cela confirme que j’ai raison, que je suis « nul », incompétent, pas à la hauteur, bref que ma valeur est inférieure à la vôtre.

Elle est profondément malheureuse de ce qu’elle a une fois de plus constaté, mais elle pense « qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer ». La personne retrouve une croyance négative cachée la concernant, très douloureuse, et elle pense qu’il vaut mieux en rire plutôt que d’en souffrir. En réalité, ce « rire jaune » reste bien près des larmes, et il ne règle rien. Il faut sortir de cette impasse, trouver des options, tester des solutions – et pour cela commencer par prendre conscience des mécanismes sous-jacents, qui sont comme une réponse pré-enregistrée (et inefficace) face à notre environnement.

Eric Berne, le fondateur de l’Analyse Transactionnelle, a montré que lorsque nous étions enfants, nous avons décidé d’un « scénario de vie » : « un plan de vie inconscient reposant sur des décisions prises dans l’enfance, renforcées par les parents, justifiées par les événements ultérieurs, aboutissant à une fin prévisible et choisie ». Ces décisions nous semblaient à l’époque essentielles pour survivre et pour répondre à nos besoins immédiats d’amour, de sécurité et de protection. Au cours de notre vie, nous allons continuer à nous conformer plus ou moins consciemment à ces décisions, même si elles ne nous sont plus utiles, voire limitent notre croissance et notre épanouissement. 

Dans leur Manuel d’Analyse Transactionnelle, Ian Stewart et Vann Joines écrivent : « Chaque fois que je suis confronté à un problème, j’ai deux options. Je peux utiliser toute ma capacité adulte de penser, de ressentir et d’agir pour résoudre ce problème, ou je peux passer dans mon scénario. En choisissant la deuxième option, je me mets à percevoir le monde de manière à ce qu’il cadre avec les décisions que j’ai prises, tout petit. Je vais sans doute gommer la conscience que j’ai de certains aspects de la situation réelle. En même temps, je vais surévaluer d’autres aspects du problème en cause dans des proportions gigantesques. Au lieu d’agir en vue de le résoudre, je compte sur la ‘solution magique’ que me propose mon scénario. »[2] 

Quand je dis « je suis trop nul », c’est une exagération manifeste : j’ai fait quelque chose qui n’est pas ok, j’ai choisi une mauvaise solution, mais cela ne remet pas en question ma valeur profonde ! Et pourtant j’utilise le verbe être, l’un des plus piégeux dans la communication. Idem pour Joséphine qui disait « je crois que je n’y arriverai jamais » : avec ce jamais, manifestement exagéré, elle s’empêche de réfléchir à des moyens pour progresser – par exemple la formation qui démarre…

 

Agir avec douceur

 

Comment repérer ces « rires du pendu » ? Si c’est vous qui êtes en train de rire de quelque chose qui vous concerne et qui au fond est assez désagréable, prenez conscience que votre rire ne mobilise pas vraiment votre corps. Votre visage est souvent à demi bloqué, vous sentez votre respiration un peu contrainte comme si vous forciez votre rire à franchir votre gorge, vous n’avez pas cette sensation de chaleur dans le corps comme dans un vrai rire, et la plupart du temps vous riez sans regarder les autres. Vous ne voulez pas établir un vrai lien comme dans un rire « authentique » : le but est de confirmer que vous valez moins qu’eux.

Au fur et à mesure, vous allez vous apercevoir que les situations dans lesquelles vous vous moquez de vous-mêmes, où vous êtes dur à votre égard, sont souvent les mêmes. Et demandez-vous alors : « si je voyais quelqu’un faire ce que j’ai fait, est-ce que je rirais de lui comme je suis en train de rire de moi ? » Il est fort probable que vous vous diriez que ce serait très méchant. Si vous ne le feriez pas pour quelqu’un d’autre, pourquoi le faire pour vous ? Il est temps de prendre soin de vous, de devenir votre meilleur ami… Et parfois, se faire aider par un ou une thérapeute est nécessaire pour arriver à prendre de nouvelles décisions concernant nous-mêmes et notre rapport au monde.

Si vous êtes public, prenez conscience de tous ces signaux chez la personne qui envoie ces messages contradictoires, et constatez que votre rire en écho est lui aussi « mi-figue mi-raisin ». Posez-vous alors la question : « je ris… mais de quoi ? Où est la blague ? Pourquoi est-ce que cela ne sonne pas tout à fait juste ? » Et vous allez très vite comprendre que c’est parce que la personne qui vient de faire cette blague est en réalité très critique, sarcastique même, à l’égard d’elle-même.

Ces rires du pendu correspondent à des croyances que nous avons construites dans notre enfance, et ce sont des habitudes profondément ancrées. Donc allons-y prudemment dans nos réponses ! La manière la plus simple de réagir sera simplement de ne pas rire ou de ne pas sourire comme la personne nous y invite – ce qui sera déjà une manière très efficace de ne pas rentrer dans le stratagème. Face à ce comportement imprévu, surprenant, la personne pourra commencer à réfléchir sur ce qu’elle vient de faire.

Ensuite, sans confronter directement la phrase de la personne, nous pourrons parfois la reformuler en supprimant la généralisation excessive. Par exemple :

– « Je suis trop nulle, je tombe toujours dans les mêmes travers, pfff…! (avec un petit sourire désolé
– Tu as fait une erreur, quelle solution vois-tu ? »

La personne vous invite à confirmer qu’elle est incapable de réussir, vous lui montrez que vous croyez en ses compétences.

Enfin, en fonction de notre lien, de la proximité et de la confiance que nous avons construites, nous pourrons aller jusqu’à dire avec douceur « ben… je ne trouve pas ça drôle ? » Le contrat que j’ai avec les personnes qui viennent en formation justifie parfois que je fasse ce genre de retour – mais ça n’est ni très simple ni très agréable[3]. Je vous recommande donc plutôt les précédentes…

On peut rire de tout… à condition de garder une position « OK-OK », c’est-à-dire sans mettre quelqu’un « en-dessous » des autres. Nous arrivons souvent à repérer les sarcasmes qui visent les autres – prenons conscience de ceux avec lesquels nous cherchons à nous rabaisser nous-mêmes. Ils sont peut-être encore plus dangereux que les premiers.

 

 

 

[1] Je me suis amusé à « scanner » les Mémoires de Saint-Simon (merci l’IA et Wikisource) pour retrouver cette origine « médicale » de l’expression… en vain. En revanche, j’ai trouvé plusieurs occurrences qui montrent que « rire jaune » signifiait déjà être mal à l’aise, masquer quelque chose. Comme par exemple : « C’étoit un bon et très honnête homme (…) ; d’ailleurs très borné et, comme tous les gens de peu d’esprit et de lumière, très opiniâtre, très entêté, riant jaune avec une douce compassion à qui opposoit, des raisons aux siennes et entièrement incapable de les entendre (…) » (III, 4) ou « Le duc de Tresmes, fort ami du Charmel, ricanoit jaune, et se mettoit tantôt sur un pied, tantôt sur un autre. » (V, 20).

[2] Ian Stewart et Vann Joines, Manuel d’Analyse Transactionnelle, Dunod – InterEditions, Paris 2005, p.212

[3] Je me rends compte d’ailleurs que souvent je n’insiste pas assez sur le ton interrogatif dans « ben, je ne trouve pas ça drôle ? » et que les personnes en face de moi peuvent le vivre comme une accusation. Je présente mes excuses à ceux avec qui j’ai fait cette erreur.

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