« Il faut être créatif », ou le piège de l’originalité

Aug 21, 2022
« Il faut être créatif », ou le piège de l’originalité - Aurélien Daudet

Cinquième (et je pense dernier) épisode de ma série sur les phrases que j’appelle les « trous noirs » de la motivation. Des phrases, apparemment positives et répétées en boucle, qui renferment des imprécisions, des généralisations abusives et des impasses cachées. Démontons ces arnaques, remplaçons-les par des versions positives, et profitons des vacances pour mettre l’usine à stress en chômage technique. Ma cible du jour : « il faut être créatif ».

 

Pendant une bonne partie de ma vie, « sois créatif » me semblait être l’un des conseils les plus déprimants qui existe. Je voyais la créativité comme un don, réservé à un petit groupe d’inventeurs, d’artisans de haut vol, de personnes brillantes (et souvent drôles, en plus !), capables de voir le monde autrement, d’y distinguer des liens ou des récurrences invisibles aux yeux des gens « normaux ». Ces « créatifs » étaient pour moi une sorte de « second cercle », une catégorie réservée juste en-dessous de l’élite absolue des génies artistiques.

 « Être créatif », c’était faire partie d’une minorité de personnes « en couleurs », dans un monde en noir et blanc. Je les admirais, et je me consolais en revendiquant une qualité bien moins excitante : « je suis capable de travailler beaucoup plus que la plupart des gens ». Puisque je n’étais pas capable de faire « autrement », de produire ces idées qui sont comme des raccourcis magnifiques, et des œuvres qui changent le monde, je me décrivais comme un « super tâcheron », un cheval de trait capable de continuer inlassablement, alors que beaucoup abandonnent.

A défaut d’être créatif, j’allais être le meilleur exécutant possible.

Bien sûr, je restais toujours aussi fasciné par la capacité de certains à avoir des idées neuves : Steve Jobs, Tim Burton, Anna Wintour, Elon Musk, J.K. Rowling, Karl Lagerfeld, Eric Berne, Dr Dre, Jane Campion… Leurs noms seront peut-être oubliés dans quelques décennies, mais chacun d’entre eux aura été célébré en son temps pour avoir eu une « vision », et l’avoir manifestée au monde.

Depuis 20 ans que je fréquente le monde de l’entreprise, dans des univers, des métiers, ou avec des rôles très différents, j’ai remarqué que j’étais loin d’être le seul à avoir cette fascination pour la créativité. Une qualité considérée par la plupart des gens que je rencontre comme une clé de la réussite professionnelle… et l’une des plus difficiles à avoir.

Voilà ce que je pensais… jusqu’à ce que je me mette à bosser sur cette chronique.

 

Les deux cerveaux

 

Daniel Pink est selon moi l’un des auteurs centraux sur tous les sujets de la communication, de la motivation, de l’intelligence et de la vie au travail. Son bestseller To Sell is Human, explore les leviers de l’influence et montre pourquoi il s’agit d’une compétence centrale pour l’immense majorité des jobs actuels. Cette semaine, j’ai écouté[1]un livre qu’il a publié il y a plus de 15 ans : A Whole New Mind. Why Right-Brainers Will Rule the Future. Il commence par rappeler les grandes différences entre notre cerveau « gauche » et notre cerveau « droit », et surtout leurs qualités respectives. Dans les années cinquante, l’américain Roger W. Sperry, professeur de Caltech et futur prix Nobel de médecine, a montré que « l’hémisphère gauche raisonne de manière séquentielle, excelle dans l’analyse et traite les mots. L’hémisphère droit raisonne de manière holistique, reconnaît les modèles et interprète les émotions et les expressions non verbales. »  

Pendant des siècles nous avons « pensé » notre cerveau sur le mode d’une sorte d’affrontement ou de compétitions entre les deux hémisphères : d’Hippocrate à la première moitié du XXèmesiècle, l’idée dominante était que le cerveau gauche (celui du côté du cœur et qui contrôle le langage) représente le siège exclusif de notre humanité, tandis que la partie droite était une version « retardée », dont on doutait parfois qu’elle fût consciente. Après les découvertes de Sperry, un mouvement souvent assez ésotérique s’est développé pendant la seconde moitié du XXèmesiècle, produisant une myriade de bouquins « en général positivement idiots », qui voulaient montrer que l’hémisphère droit « allait nous sauver », « qu’il renferme tout ce qui est bon, juste et noble dans l’être humain ».

Daniel Pink fait le point sur les caractéristiques et les qualités spécifiques de chacun de nos hémisphères, pour conclure : « Les deux côtés travaillent ensemble, mais ils ont des spécialités différentes. L’hémisphère gauche s’occupe de la logique, de la séquence, de la littéralité et de l’analyse. Le droit s’occupe de la synthèse, de l’expression émotionnelle, du contexte et de la vue d’ensemble. (…) Les deux parties travaillent de concert – deux sections d’un orchestre qui sonne mal si l’une d’entre elles remballe ses instruments et rentre chez elle. »

Et il rappelle la phrase du chercheur de l’University College de Londres, Chris McManus[2] : « Aussi tentant soit-il de parler des hémisphères droit et gauche de manière isolée, il s’agit en fait de deux demi-cerveaux, conçus pour fonctionner ensemble comme un tout homogène, unique et intégré dans un cerveau complet. L’hémisphère gauche sait comment manier la logique et l’hémisphère droit connaît le monde. Mettez les deux ensemble et vous obtenez une puissante machine à penser. Utilisez l’un ou l’autre seul et le résultat peut être bizarre ou absurde. »

 

Changement d’ère

 

Daniel Pink parle de deux modes de pensées, celui « orienté à gauche » (Left-directed thinking) et celui « orienté à droite » (Right-directed thinking). Il ne s’agit pas de nos opinions politiques bien sûr, mais de deux modes de pensée, auxquels nous avons tous accès. Pink montre pourquoi nous devons absolument sortir de cette vision (très « orientée à gauche » d’ailleurs) de deux catégories de personnes, certaines plus « logiques », et d’autres plus « créatives ». Il est clair que nous avons un mode préférentiel : « certaines personnes semblent plus à l’aise avec le raisonnement logique, séquentiel et informatique. D’autres personnes sont plus à l’aise avec le raisonnement holistique, intuitif et non linéaire. » Et que le premier mode est encore largement survalorisé dans notre société, pour des raisons historiques… qui sont en train de changer à vitesse grand V.

« Imaginez les 150 dernières années comme un drame en trois actes. Dans l’acte I, l’ère industrielle, des usines massives et des chaînes de montage efficaces ont fait tourner l’économie. Le personnage principal de cet acte était le travailleur de la production de masse, dont les traits cardinaux étaient la force physique et le courage personnel.

Dans l’acte II, l’ère de l’information, (…) la production de masse passe au second plan, tandis que l’information et la connaissance alimentent les économies du monde développé. La figure centrale de cet acte est le travailleur du savoir, dont la caractéristique principale est la maîtrise de la pensée orientée à gauche.

Aujourd’hui, (…) le rideau se lève sur le troisième acte. Appelons cet acte l’ère conceptuelle. Les personnages principaux sont maintenant le créateur et ‘l’empathisant’, dont la capacité distinctive est la maîtrise de la pensée orientée à droite ». 

Trois forces majeures sont à l’origine de cette entrée dans l’ère conceptuelle :

. « L’Abondance » de biens, qui pousse les consommateurs à rechercher des produits qui aient une valeur esthétique au-delà de leur simple fonction utilitaire – c’est l’irruption du design et de la recherche de sens dans la consommation.

. « L’Asie » : la délocalisation d’un très grand nombre de fonctions typiques de l’ère de l’information, où elles sont réalisées avec une qualité équivalente pour un prix très inférieur, oblige un certain nombre de « travailleurs de la connaissance » à développer des compétences qui ne peuvent pas être aussi facilement exportées. Comme par exemple « nouer des relations plutôt que d’exécuter des transactions, relever de nouveaux défis plutôt que de résoudre des problèmes de routine, et faire la synthèse de l’ensemble de la situation plutôt que d’analyser un seul élément.  

. « L’Automatisation » : après avoir remplacé les humains dans la plupart des métiers dangereux et épuisants pendant l’ère industrielle, le développement de l’Intelligence Artificielle permet aujourd’hui aux machines de nous remplacer dans un très grand nombre de métiers fondés sur le traitement de l’information. Daniel Pink montre comment des professionnels « orientés à gauche », comme les médecins, les avocats ou les programmeurs, ont commencé à développer de nouvelles compétences « orientées à droite », qui ne peuvent pas être exécutées par des machines : empathie, capacité à raconter une histoire, créativité, vue d’ensemble, création de lien personnel.

 

Six qualités essentielles

 

Si nous mettons tellement l’accent aujourd’hui sur ce « il faut être créatif » c’est parce que nous avons collectivement l’intuition de ce changement d’ère. Être créatif, c’est une nécessité pour qui veut conserver un boulot intéressant, ou un boulot tout court, dans les années à venir.

Dit de cette manière, cela peut sembler un poil anxiogène. C’est parce que le mot de « créatif » est beaucoup trop vaste et trop flou !

Daniel Pink le décompose en six aptitudes essentielles, utiles à la fois dans notre vie privée et notre vie professionnelle :

1. « Design » : « Il ne suffit plus de créer un produit, un service, une expérience ou un style de vie qui soit simplement fonctionnel. Aujourd’hui, il est économiquement crucial et personnellement gratifiant de créer quelque chose qui soit également beau, original ou émotionnellement engageant. »

2. « Récit » : « nos vies débordent d’informations et de données, il ne suffit pas de construire une argumentation efficace. Quelqu’un, quelque part, trouvera inévitablement un contrepoint pour réfuter votre argument. L’essence même de la persuasion, de la communication et de la compréhension de soi est devenue la capacité à façonner un récit convaincant. »

3. « Symphonie » : « Ce qui est le plus demandé aujourd’hui, ce n’est pas l’analyse mais la synthèse – avoir une vue d’ensemble, dépasser les frontières et être capable de combiner des éléments disparates pour former un nouvel ensemble, captivant »

4. « Empathie » : « dans un monde où l’information est omniprésente et les outils d’analyse sont très avancés, la logique seule ne suffit pas. Ce qui distinguera ceux qui réussiront, c’est leur capacité à comprendre ce qui fait réagir leurs semblables, à nouer des relations et à se soucier des autres. »

5. « Jeu » : « De nombreuses preuves montrent que le rire, la légèreté, le jeu et l’humour ont des effets bénéfiques considérables sur la santé et la vie professionnelle. Il y a un temps pour être sérieux, bien sûr. Mais trop de sobriété peut être mauvais pour votre carrière et pire pour votre bien-être général. À l’ère conceptuelle, au travail comme dans la vie, nous avons tous besoin de jouer. » 

6. « Sens » : « Nous vivons dans un monde d’abondance matérielle à couper le souffle. Cela a libéré des centaines de millions de personnes des luttes quotidiennes et nous a permis de poursuivre des désirs plus importants : un but, une transcendance et un accomplissement spirituel. »

Même si comme moi vous ne vous définissiez pas comme un « créatif », vous pouvez certainement vous reconnaître dans l’une ou plusieurs de ces compétences !  

Daniel Pink rappelle que ces qualités « sont des attributs fondamentalement humains. Après tout, dans la savane, nos ancêtres troglodytes ne passaient pas de tests d’évaluation ou ne remplissaient pas de feuilles de calcul. Mais ils racontaient des histoires, faisaient preuve d’empathie et concevaient des innovations. Ces capacités ont toujours fait partie de ce que signifie être humain. Mais après quelques générations à l’ère de l’information, ces muscles se sont atrophiés. Le défi consiste à les remettre en forme. »[3]

 

La créativité n’est pas l’originalité

 

Ce que j’aime particulièrement dans cette analyse de la créativité, c’est qu’elle la ramène à un ensemble de compétences que nous pouvons tous travailler, développer. La créativité n’est pas une sorte de pouvoir magique, réservé à une élite, comme je l’ai longtemps pensé. C’est un muscle, ou un ensemble de muscles.

Une des émissions les plus fantastiques pour comprendre le processus créatif s’appelle Inside the Actors Studio, où les plus grands acteurs d’Hollywood, formés à cette méthode, témoignent de leurs parcours, de leurs difficultés, et de leurs techniques, devant des étudiants de l’école. Lors de son passage dans cette émission en 2004, Tom Cruise est interrogé par une apprentie comédienne sur les moyens pour « trouver et développer sa propre voix ». Tom Cruise lui répond quelque chose qui je trouve peut s’appliquer à chacun d’entre nous (c’est à 1:22:12 dans cette vidéo) 

 

 

 

« Vous avez une voix en tant qu’artiste. Il s’agit juste de prendre confiance en soi. Et vous l’aurez en faisant. En faisant. Quand vous jouez un rôle, c’est votre rôle. Et vos intuitions sur ce rôle sont vos intuitions sur ce rôle. (…) Vous avez votre voix. Elle est là. Mais allez-y. Allez-y. Allez-y. Allez-y. Créez. Ne laissez personne vous empêcher d’être créatif. Faites-le. Et la confiance viendra. Il n’y a pas une bonne manière de faire. Vous avez votre voix, il faut juste que vous preniez confiance ».

J’ai beaucoup perdu de temps et d’énergie dans mon travail à chercher en quoi j’étais différent, unique, et comment j’allais montrer mon originalité. Je me souviens d’avoir un jour piqué une crise en voyant un de mes articles repris en intégralité sur un autre site, et de m’être senti comme « dépouillé », volé. Quelle blague ! Rien de ce que nous faisons n’est radicalement original, nous utilisons toujours des éléments créés, pensés, façonnés, avant nous, par d’autres ! Les plus grands peintres ont commencé par copier les maîtres des siècles passés, pour développer leur propre technique, personne ne crée à partir de rien, sauf Dieu dans la Genèse… L’article que vous êtes en train de lire repose sur ce que j’ai compris du livre de Daniel Pink, lui-même construit, appuyé, sur les recherches de dizaines d’autres scientifiques !

Ce que nous pouvons faire en revanche, c’est interpréter le monde qui nous entoure, de la même manière que de grands comédiens interprètent des rôles. Cela passe par du travail, de fond, avec les exercices proposés par Daniel Pink par exemple, et surtout par la production proprement dite. Tant que nous voudrons créer des choses radicalement différentes, nous ne ferons rien. Le jour où nous accepterons de créer, de proposer des idées, puis de faire, peu à peu, nous allons progressivement découvrir notre voix, prendre confiance en cette voix particulière.

Peu importe avec quelle intensité elle résonnera dans le monde. Le nombre d’abonnés, de likes, d’applaudissements virtuels ou réels sera toujours infiniment moins important que le bonheur profond de se retourner et de voir une chose achevée.

Un jour une spécialiste de la communication m’a dit « tu as un gros problème Aurélien, quand on arrive sur ton site on ne peut pas dire tout de suite ce que tu fais. Ton image n’est pas suffisamment claire, suffisamment distinctive. » J’ai beaucoup gambergé là-dessus. Et puis j’ai décidé que j’allais tranquillement continuer à explorer tous les sujets qui m’attirent, réfléchir sur questions qu’on me pose, en cherchant à atteindre ce que Mario Soldati appelle dans La veste verte « la lumière claire et tranquille par laquelle le simple bon sens éclaire le théâtre de la vie ».  

Être créatif, ça n’est pas être original, « à part ». C’est simplement créer, faire, jour après jour, en utilisant nos deux intelligences. Nous réjouir de chaque pierre qui trouve sa place, en restant très conscients qu’aucune de ces pierres ne nous appartient en propre.

 

 

[1] Daniel Pink enregistre lui-même ses livres, et je trouve que son timbre souriant et son débit posé permettent de rentrer encore plus facilement dans son raisonnement. Le livre a été publié aussi en français : L’Homme aux deux cerveaux, Apprendre à penser différemment dans un monde nouveau, Robert Laffont, Paris, 2007.

[2] Chris McManus, Right Hand Left Hand: The Origins of Asymmetry in Brains, Bodies, Atoms and Cultures, Harvard University Press, 2002, pp. 183-184.

[3] La dernière partie de son livre donne quantité d’exercices magnifiques pour développer chacune de ces six aptitudes. Je ne vais pas rentrer ici dans le détail, mais je vous conseille fortement de vous y intéresser !

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