Apprenons à réguler nos émotions plutôt que de vouloir les maîtriser

Nov 26, 2022
Apprenons à réguler nos émotions plutôt que de vouloir les maîtriser - Aurélien Daudet

Nous continuons notre voyage au cœur des émotions, guidés par les difficultés que vous avez citées dans le questionnaire que je vous ai proposé il y a deux semaines. Après avoir réfléchi à des moyens simples de décoder nos émotions, je veux répondre cette semaine à votre problème n°1 : « comment les maîtriser ? »

Commençons par suivre le trajet « long » d’une émotion[1]. Un événement se produit dans notre environnement. Nos sens transmettent les informations perçues, sous forme de signaux électriques, jusqu’au thalamus. Cette zone, exactement au centre du cerveau, est l’endroit où sont réceptionnés tous les messages en provenance de l’extérieur – à part celles venant de l’odorat. Le thalamus se met en contact avec l’hippocampe, en charge de la mémoire, et avec l’amygdale (pas de rapport avec celles au fond de votre gorge), en charge de la coloration émotionnelle – pour avoir un premier traitement de ces infos brutes.

Pour reprendre l’exemple de la chercheuse Nazareth Castellanos : « Imaginez que vous regardez un film et qu’une personne tenant une arme apparaît. L’hippocampe reconnaît et l’amygdale juge. C’est une arme, dit l’hippocampe. Je n’aime pas ça, dit l’amygdale. » Une fois qu’il a intégré ces infos complémentaires, le thalamus les transmet à l’hypothalamus, qui va activer la réaction corporelle. Cette première étape a duré environ 70 millisecondes.

Le même thalamus va transmettre ensuite ces informations au cortex cérébral… et c’est seulement à ce moment-là qu’elles vont commencer à être traitées de manière consciente. Au total, entre le moment où vous aurez « vu » ou « entendu » quelque chose et le moment où vous en serez « conscient », il se sera écoulé 250 millisecondes, un quart de seconde. Notre corps réagit trois fois plus vite que nos pensées, c’est pourquoi il est essentiel d’apprendre à décoder nos réactions corporelles pour identifier nos émotions avec plus de précision.

Le but étant bien sûr d’utiliser à la fois nos ressentis corporels et notre réflexion pour analyser la nature de l’émotion et son origine. Avec 5 étapes principales :
. Je ressens ceci dans mon corps
. Donc je ressens telle émotion
. L’origine de cette émotion est cela
. J’ai besoin de telle chose pour rétablir mon équilibre
. Je passe à l’action

Pour en rester aux 4 émotions de base[2] :
. Si je ressens de la tristesse, j’identifie d’abord ce que j’ai perdu, définitivement perdu, et je cherche comment compenser, ce qui pourrait me consoler.
. Si je ressens de la colère, j’identifie ce qui vient de heurter mes frontières, et je réfléchis à ce que je veux pour les assurer de nouveau.
. Si je ressens de la peur, j’identifie quel est le danger concret et proche (s’il est lointain et imaginé, c’est une angoisse – un sentiment qui ne demande pas du tout le même comportement) et je réfléchis à une manière de me mettre en sûreté, en demandant éventuellement de l’aide en plus.
. Enfin, si c’est de la joie… j’identifie ce qui me réjouis ici et maintenant, et je l’enregistre pour y revenir plus souvent.

 

Prise d’otage

 

Pour que ce processus « simple » (ce qui ne veut pas du tout dire facile… !) fonctionne, il faut en général passer par une étape fondamentale : s’obliger à faire une pause avant de passer à la phase « action ». Pourquoi ? Parce que parfois l’amygdale « court-circuite » le thalamus, et se « branche » directement sur le cortex, le prenant comme « en otage ». Le chercheur américain Joseph E. LeDoux a mis ce phénomène en évidence en entraînant un groupe de rats à associer un son et une douleur. Même après avoir anesthésié la zone du cerveau qui traite les sons, les rats continuaient à réagir négativement, alors qu’ils ne l’entendaient pas de manière consciente[3].

Chez l’être humain, ce processus de « prise d’otage » se traduit par ce que Paul Ekman a appelé une « période réfractaire ». Pendant un temps variable selon les personnes et les situations, nous allons filtrer les informations actuelles et passées, pour ne garder que celles qui confirment notre décision quasi instantanée, non réfléchie. « L’amygdale permettra seulement à l’hippocampe d’évoquer les souvenirs confirmant notre vision de la situation », explique Nazareth Castellanos.

Par exemple, dans une situation conflictuelle avec une personne, nous ne nous rappellerons que des moments où nous nous sommes sentis attaqués, maltraités, moqués, manipulés par cette personne. Tous les moments sympas, chaleureux, agréables ? Zappés, dégagés, effacés… tant que durera cette période réfractaire et la prise de pouvoir de l’amygdale.

 

Faire une pause pour reprendre le contrôle

 

La manière dont nous utilisons nos émotions est largement basée sur des processus appris, répétés, et devenus quasi automatiques. Pour sortir de ces automatismes, réfléchir à ce qui s’est produit et ouvrir des options, identifions le moment où se produit un changement dans notre corps, et faisons une pause. Quand je sautais en parachute j’avais appris une technique que je vous propose : comptez mentalement « 331… 332… 333 ». Vous aurez laissé passer trois secondes – et souvent cela aura suffi à sortir de la période réfractaire. Vous pourrez alors utiliser votre néocortex pour répondre positivement aux émotions, les utiliser sainement pour rétablir votre équilibre intérieur.

Le but n’est pas de maîtriser les émotions, mais d’apprendre à les lire, et à les faire fonctionner harmonieusement à deux niveaux : corporel et cérébral. Pour cela, il faut être à la fois acteur et spectateur de notre fonctionnement. En même temps que nous vivons et que nous agissons en fonction de nos émotions, soyons attentifs à ce qui se passe en nous, cherchons à comprendre sans juger ni critiquer. Progressivement, nous renforcerons une route neuronale qui va du cortex vers l’amygdale – ce qui sera la meilleure protection contre les « coups d’état » de cette dernière…

 

 

[1] Pour cet article, je me suis largement inspiré de deux livres essentiels de Nazareth Castellanos, neuroscientifique de l’Université Complutense de Madrid : El Espejo del Cerebro, 7a Edición, La Huerta Grande, Madrid 2022 et Neurociencia del cuerpo, Editorial Kairos, Barcelona 2022

[2] On lit souvent qu’il y a 6 émotions de base : peur, joie, colère, tristesse, dégoût et surprise. Paul Ekman a montré dans une série d’études que ces 6 émotions se montraient sur tous les visages humains de la même manière, et c’est cette universalité qui leur a valu ce statut « fondamental ».
Mais une étude de Rachael E. Jack, Oliver G.B. Garrod et Philippe G. Schyns, de l’Institute of Neuroscience and Psychology de l’Université de Glasgow, publiée en 2014 dans la revue Current Biology, a réduit ce nombre à 4 : joie, tristesse, peur/surprise, colère/dégoût. Les chercheurs ont montré qu’au démarrage, les expressions faciales dans les deux derniers binômes étaient très proches et que pour faire la différence, il fallait attendre un peu, et utiliser le contexte.

[3] Un journaliste passionné par ses recherches, Daniel Goleman, a baptisé ce processus « amygdala hijack », terme qu’il a repris dans un livre intitulé Emotional Intelligence, vendu à plus de 5 millions d’exemplaires. Il est aujourd’hui beaucoup plus connu que Joseph E. LeDoux… !

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